Pourquoi cette destinée exceptionnelle du vin de vigne ?

Pour répondre à la question des origines il faudrait interroger les circonstances et les motivations qui ont amené les hommes, dès l’Antiquité, à porter un intérêt particulier au vin. Très tôt en effet, la vigne se distingue parmi tous les fruits, toutes les baies, tous les sucs fermentescibles qui peuvent être utilisés pour la confection de boissons alcoolisées. Très tôt, le vin acquiert une valeur et manifeste des pouvoirs qui vont bien au-delà de l’euphorie : son histoire, liée aux conditions géo-climatiques, aux échanges, aux goûts, aux sensibilités accompagne pas à pas celle de l’humanité dans ses conquêtes et ses progrès comme dans ses périodes de décadence.

 Il reviendra aux hommes dans des contextes historiques différents et selon leurs personnalités propres, d’exprimer et d’exalter deux aspects fondamentaux de la culture œnologique. Tout d’abord l’extrême variété du goût du vin suivant les plants, le terroir, le climat. Ensuite et surtout, son don si particulier de vieillir et de se modifier ; ce produit naturel est susceptible de se prêter à toutes sortes d’expérience, de s’élever, de se conserver et dès lors, pour certains vins du moins, de voyager. Outres ses qualités gustatives, ainsi riche d’un passé, objet d’échanges, le vin de la vigne se charge progressivement de pouvoirs matériels, culturels et symboliques qui sont autant de reflets des civilisations qui le produisent.

Pour autant que l’on sache, les commencements du vin sont frustes, et ce n’est certainement pas son bouquet subtil ni un arôme envoûtant de violette ou de framboise qui ont retenu l’attention de nos ancêtres. Mais plutôt, semblerait-il, l’effet qu’il produisait.

La première expérience de l’alcool pour la majorité des hommes de l’Antiquité se fit avec la bière, le vin étant réservé à une minorité privilégiée. La plupart des premières villes virent le jour au Moyen-Orient, en Mésopotamie et en Egypte, où l’on cultivait les céréales plutôt que la vigne ; la Mésopotamie importait le vin qu’elle ne pouvait élaborer. Si le vin est généralement plus fort que la bière, il se conserve plus longtemps. On ne peut affirmer qu’il était meilleur, mais il est certain qu’il était plus précieux.

 D’autres produits altéraient l’esprit aussi bien que le corps. Les Anciens avaient déjà découvert que le vin possédait un pouvoir beaucoup plus grand que celui de la bière. Très différent également des hallucinogènes, il avait sur eux une valeur supérieure. Toute l’histoire du vin gravite autour de cette valeur.

 Selon la définition courante, le vin est « une boisson obtenue par la fermentation naturelle du jus de raisin ». Plus savamment, on peut parler de « solution aqueuse d’éthanol avec des traces plus ou moins grandes des sucres, d’acides, d’esters, d’acétates, de lactates et d’autres substances présentes dans le jus de raisin ou dérivées de sa fermentation ». C’est l’éthanol qui produit l’effet le plus évident.

 L’absorption d’éthanol inhibe en partie le système nerveux central et a pour effet de calmer la douleur. Le sentiment de bien-être qu’il procure est peut-être illusoire, mais il n’est pas artificiel en ce sens que le vin permet simplement aux sentiments de mieux se manifester.

 Le vin n’a pas seulement une fonction récréative ; il possède aussi certaines propriétés qui intéressaient nos ancêtres au plus haut point. Pendant près de 2 000 ans, ce fut l’antiseptique universel et unique en médecine comme en chirurgie. On l’appliquait sur les blessures et il servait à purifier l’eau. Sur le plan médical, le vin est demeuré indispensable jusqu’aux dernières années du XIXème siècle. On lit dans le Talmud : « quand le vin vient à manquer, les drogues deviennent nécessaires », et un traité médical indien de la même époque (VIème siècle avant J.-C.) décrit le vin comme le « tonifiant de l’esprit et du corps, l’antidote à l’insomnie, à la mélancolie et à la fatigue (…) stimulant de l’appétit, du bonheur et de la digestion ». Notons que l’on utilise encore aujourd’hui des termes presque identiques pour décrire ses vertus cliniques, en particulier dans le traitement des maladies de cœur. Même les praticiens musulmans ont préféré se risquer au courroux d’Allah plutôt que de se priver de la seule médecine efficace dont ils disposaient.

 Le vin possédait aussi d’autres vertus. La fermentation du jus de raisin donne une boisson alcoolisée contenant notamment des acides et des tanins qui la rendent vivifiante et rafraîchissante. Le volume naturel d’une gorgée de vin (environ la moitié d’une gorgée de bière) et l’intensité des flaveurs qu’elle déploie en font la boisson idéale pour accompagner les mets. Le vin apporte ses propres caractères épicés, facilite la digestion des graisses et, sans charger l’estomac, celle des légumineuses et du pain sans levain : on sait aujourd’hui que le vin facilite l’assimilation des protéines.

 La fonction sociale du vin fut reconnue dès les temps les plus anciens car il se marie admirablement avec la nourriture tout en réduisant les inhibitions. De tous les stupéfiants doux, le vin est celui dont l’organisme accepte le mieux la prise répétitive – du moins à brève ou moyenne échéance.

 Il ne faut cependant pas sous-estimer le risque que peut faire courir son abus. Mais il n’aurait pas été toléré si son abus avait été généralisé. Le vin, contrairement aux alcools distillés, est depuis longtemps reconnu comme la boisson des buveurs raisonnables. Ceux qui en boivent modérément sont, dit-on, mieux armés pour la vie que les abstèmes. Il n’est donc pas étonnant que, dans de nombreuses sociétés de l’Antiquité, les classes dirigeantes aient réservé le vin à leur usage exclusif.

La liste des vertus du vin ne s’arrête pas là. Aussi périssable soit-il, il fut une marchandise idéale pour le commerce. Dès qu’on en découvrit les effets, il devint un produit très recherché par les étrangers. Les grecs le troquèrent contre des métaux précieux, les romains contre des esclaves. Grâce à sa valeur marchande, il a facilité les contacts entre des cultures éloignées. En ce sens, il est juste de dire que le vin a contribué au progrès de la civilisation.

 Même sous la forme la plus archaïque le vin est sujet à des variations énormes dont la plupart sont indésirables. Il est aujourd’hui évident que le climat est le facteur déterminant, avec les conditions météorologiques. Vient ensuite la compétence du vigneron, suivie de la sélection des cépages. S’y ajoute la composition du sol (froid et humide ou chaud et sec), sa situation (en plaine ou en coteau, ensoleillée ou ombragée). Au moins aussi importante est la demande du marché qui entraîne une adaptation progressive de la production au goût du consommateur. Ce processus s’observe d’ailleurs toujours aujourd’hui.

            Comment se fait-il qu’une bouteille de vin rare puisse atteindre le prix d’une œuvre d’art ? Peut-il, aussi parfait soit-il, exhaler un parfum plus merveilleux qu’une rose ? Sans doute non. Mais si la rose possédait, caché dans le velours de ses pétales, le pouvoir de chasser les soucis ?