Deux Femmes dans la Grande Guerre

 

 « Ce paysage humain et triste, à travers lequel nous roulons depuis quelques heures, c’est un paysage quelconque de l’Est de la France, villages enfumés, puis dédaignés par une mitraille accidentelle, usine ou gare chavirée, bouquets d’arbres étêtés. Quelques paysans, un peloton d’Américains qui chantent, un détachement de soldats français silencieux, très graves, lassés par la guerre, soucieux de leur lendemain. Un paysage, en somme, ordinaire, si l’on ose se servir de ce mot pour peindre l’aspect anormal auquel quatre années nous ont habitués. […] Le champ de bataille d’Étain est un désert minéral. L’angoisse y naît, une peur morbide de l’horreur désormais paisible, des miroirs d’eau immonde qui regardent le ciel du silence…

Quatre ans. Ils ont vécu là quatre ans. […] Pendant quatre ans, ils ont vu chacun de ces puits d’eau recevoir et vomir le feu. Is gîtaient où ? Dans ce pli de glèbe, qui va s’effaçant ; sous cette taupinée où l’on voit encore la place d’un homme couché qui prenait là la mesure de sa fosse. Ils comptaient les retours des saisons, du fond de ses terriers forés au bas de la colline…

Quel grand cœur d’homme, quel cœur surmené d’adolescent battit sous ce hutteau de guetteur ? Le soldat qui trouva la mort ou le salut sous cette pelletée de terre avait devant les yeux, au niveau de son front consterné, une fleur : la cocarde de fer peinte aux trois couleurs qui pousse sur les tombes.

Est-ce le départ de tels hommes, plus grands que tous les hommes, qui fait le désert si lamentable ? ou bien la richesse éparse, l’inestimable et laide richesse métallique, qu’on y abandonne ? […]

L’esprit, d’abord figé de désolation, regimbe et se détourne vers l’instinct de sauver, d’employer, de redonner la vie. Traverses équarries, rails, ronces de métal, lianes d’acier, fruits explosifs, c’est, hélas ! la seule moisson que promettent, cette année, les pays du front où l’artillerie a fouillé et mis au jour, plus bas que l’humus, les entrailles de la terre. Sera-ce une moisson perdue ? »»

Colette, Le Matin, 2 janvier 1919

 

 

Multiples sont, cette année, les manifestations du Centenaire de la Première Guerre mondiale.

 

Période tragique de l’Histoire, la Grande Guerre a cependant été à l’origine de modifications profondes dans la condition de la femme et donc dans les relations entre les sexes. Car l’illusion première que la guerre serait courte s’est vite estompée. Quinze jours après la Mobilisation générale déclarée le 1er août 1914, 3,7 millions de Français étaient déjà partis au combat. En quatre ans et demi, plus de 60% des actifs seraient mobilisés. Les femmes sont alors appelées à participer à l’effort de guerre et à remplacer les hommes absents. Le 7 août 1914, René Viviani, alors président du Conseil des Ministres, s’adresse aux Françaises dans les termes suivants :

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« Au nom du gouvernement de la République, au nom de la nation tout entière groupée derrière lui, je fais appel à votre vaillance […] DEBOUT, donc Femmes Françaises. Jeunes enfants, filles et fils de la patrie. Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille ».

 

 

Le devoir de mémoire de ces années d’horreur s’imposant naturellement à nous tous, j’aimerais rappeler aujourd’hui les efforts innombrables et souvent silencieux de celles qui, manquant de presque tout, ont su se rendre utiles. Si le bouleversement des rôles classiques « féminin/masculin » a été a posteriori source de multiples malentendus, si on peut ne pas approuver certaines dérives propres à tout changement social plus ou moins profond, il est toutefois incontestable que les femmes ont marqué l’histoire de ce sanglant conflit.

 

Mon regard se posera sur deux d’entre elles, que j’admire pour différentes raisons.

 

Toutes deux sont célèbres. On les a pourtant souvent considérées comme « étrangères » à cette guerre, repliées qu’elles seraient sur leurs propres « bulles ». Rares sont donc ceux qui connaissent leurs actions remarquables tout au long de ces années noires. Il s’agit de Colette et de Marie Curie.

 

Mon modeste hommage en ce jour à ces deux Femmes extra-ordinaires débute par un article percutant de la femme de lettres, qui a exercé le métier de journaliste pendant la Grande Guerre. Déjà connue grâce à l’immense succès qui lui vaut la série des Claudine, l’auteur fut engagée, fin 1910, au journal Le Matin. La guerre va bouleverser l’organisation de la presse. Il faut importer le papier de l’étranger. Les trois quarts du personnel sont licenciés. Elle collabore à d’autres journaux, pour tenter de survivre.

Henry de Jouvenel, son deuxième mari, était mobilisé. Elle devait élever seule leur petite fille, la surnommée Bel-Gazou. Colette doit effectivement vivre avec des moyens financiers réduits et des conditions de travail difficiles :

 

« Ce métier d’hiver me parut dur, parce qu’il l’était. La nuit, la guerre, la pluie, la neige… Je mettais des semelles d’amiante dans mes souliers, qui ainsi devenaient trop étroits. Le dernier métro ne m’attendait pas […] »

 

La romancière incarnait déjà, avant la Guerre, l’image d’une femme plutôt libre. Cela n’a pas changé pendant le conflit. En octobre 1914, elle devient veilleuse de nuit à l’hôpital installé dans les locaux du lycée Janson-de-Sailly. Bravant les interdits, Colette va rejoindre son mari à Verdun à quatre reprises. C’est là, tout particulièrement, qu’elle va mettre en pratique sa conception même du métier de journaliste « Ne peins que ce que tu as vu […] Tâche d’être fidèle à ton impression première. »

 

 

Ses textes-témoignages, justes et singuliers, font partie intégrante de la bibliographie née de la Première Guerre mondiale. Étrangère aux revendications féministes de son temps, son premier regard va pourtant vers les femmes… ces « entêtées que l’on voit passer vite, plus pressées de rentrer et d’agir que de parler », celles dont les « vertus toutes neuves […] fleurissent nombreuses et sans effort ».

Colette fut cependant l’une des premières à s’inquiéter à propos des ambiguïtés créées par ces changements qui allaient ensuite semer le trouble dans les rapports homme/femme.

 

Ses « instantanés » de la Première Guerre Mondiale saisissent dans la fragilité et dans l’indicible qu’ils transportent ce qu’aucun historien de ce conflit tragique ne réussit à rendre.

C’est cela aussi le pouvoir « utile » de la littérature…

 

L’utilité indiscutable des sciences est, quant à elle, parfois dissociée de l’humanisme.

C’est ce que les actions méconnues de Marie Curie vont contredire.

 

Un manuscrit inédit rédigée par la brillante scientifique en 1919 a récemment été découvert par la journaliste Marie-Noëlle Himbert dans les archives de la famille Curie conservées à la B.N.F[1]. Les recherches suscitées par cette trouvaille viennent de nous apprendre que cette femme discrète, toujours vêtue de noir, qui n’avait que faire de la reconnaissance, s’est en effet engagée activement, parfois dans la clandestinité, dans la Guerre de 14-18.

Rappelons que Marie Curie, née dans l’actuelle Pologne sous le nom de Marya Sklodowska, reçoit en 1903, avec son mari Pierre Curie, le Prix Nobel de physique.

Moralement détruite à 39 ans par le décès accidentel de son mari, survenu le 19 avril 1906, elle poursuit cependant son travail : « ce laboratoire me fait comme une illusion de conserver un restant de ta vie et les marques de ton passage », écrit la scientifique dans les Fragments du journal tenu après la mort de Pierre Curie.

 

 

Marie élève seule ses deux filles, Irène et Eve, avec lesquelles elle noue une relation fusionnelle. En 1908, elle devient la première femme nommée professeur titulaire d’une chaire de la faculté des sciences à la Sorbonne. En 1911, on lui décerne le Prix Nobel de chimie. Marie Curie devient ainsi la première personne à obtenir deux Prix Nobel pour ses travaux scientifiques. Occupée à alimenter les cruelles rumeurs nées d’une supposée relation extraconjugale que, veuve depuis cinq ans, elle nouerait avec le physicien Paul Langevin, la presse française reste silencieuse sur l’admirable exploit de la première femme de science mondialement connue.

 

Lorsque la Guerre éclate, Marie Curie décide alors d’utiliser ses compétences scientifiques au front, au service de la santé des combattants :

« Dès les débuts de la guerre, de nombreux hôpitaux du Service de Santé, militaires et complémentaires, s’ouvrirent dans toute la France […] Dans toutes ces formations sanitaires, l’appareillage radiologique ne se trouvait qu’exceptionnellement ; quand il y en avait un, il était rarement en bon état et en bonnes mains.

Avertie de cet état de choses par des conversations avec le spécialiste éminent, le Dr Béclère, j’ai entrepris en août 1914 de suppléer, dans la mesure du possible, à une lacune qui me semblait très grave. »

 

Agé de 58 ans quand la guerre éclate, Antoine Béclère est l’un des premiers médecins entièrement convertis au pouvoir de la radiologie. Lorsque la scientifique décide d’utiliser les rayons X dans un but diagnostic, c’est donc le Dr Béclère qui va la former du point de vue médical.

Le recours systématique à la chirurgie, pratiqué jusqu’alors, se révélait effectivement parfois plus meurtrier que salvateur : tout ce qui n’était pas visible à l’œil nu, balle ou fracture, était souvent le pire ennemi des soldats.

 

Soutenue par quelques particuliers, par la Croix-Rouge et par le Patronage National des Blessés, surmontant avec courage et audace les freins de l’administration, Marie Curie installe environ 200 appareillages robustes et facilement transportables, suffisants aux besoins courants de radiologie et de radiographie : « Ces postes se sont trouvés répartis dans la zone des armées française et belge, dans toutes les parties du territoire, à Salonique, en Grèce, en Tunisie », écrit-elle dans son manuscrit « Plus d’un millier des blessés ont été examinés par moi-même au cours de mon travail dans les hôpitaux et les ambulances ». Marie Curie réussit surtout à se procurer plus de 20 voitures, qu’elle va transformer de façon à pouvoir les équiper d’appareils de rayons X. Elles seront surnommés par les soldats « les Petites Curies ». Agissant en parallèle des circuits officiels (trop lents et trop lourds), comme Colette, bravant souvent les interdits, la scientifique se rend alors sur les champs de bataille : « Je causais avec les chefs, je demandais des autorisations, je m’en passais quand cela semblait préférable, je prenais des arrangements. »

 

 

Le personnel compétent pour la radiologie de guerre fait pourtant drastiquement défaut. Pour remédier à cet état de crise chronique, Marie Curie va alors réaliser l’un de ses rêves de jeunesse : instruire les filles des classes sociales les moins favorisées, de façon à les rendre financièrement autonomes. Elle crée la première École d’ Aides-Manipulatrices en radiologie. Aucun diplôme n’est requis pour intégrer l’école : « Peut devenir manipulatrice toute personne réfléchie, soigneuse, adroite de ses mains et pourvue d’une culture moyenne », écrit-elle dans son tract appelant au recrutement des femmes. Elle ajoute « Après la guerre, elle trouvera, sans doute, l’emploi de ses connaissances dans les hôpitaux civils, les dispensaires, les maisons de santé, les sanatoria ». Les demandes affluent des quatre coins de la France : plus de 180 manipulatrices seront formées dans son école. L’organisation de cet enseignement est en relation étroite avec l’École des Infirmières Militaires ouverte à l’hôpital Édith Cavell sous la direction de Nicole Girard-Mangin, la première femme médecin au front. C’est celle-ci qui se chargera de l’enseignement de l’anatomie.

 

La correspondance que Marie Curie établit avec ses filles ces années durant est d’une très grande tendresse. Irène, l’aînée, insiste lourdement pour rejoindre sa mère dans son travail de guerre. Marie finit par l’accepter à ses côtés : « Qu’il me soit permis de signaler en quelques lignes le dévouement et la bonne volonté de cette enfant qui, n’ayant que dix-sept ans, eut un si vif désir de remplir son devoir de citoyenne que je dus l’autoriser à abandonner ses études régulières pour se consacrer au service de son pays. Elle fit rapidement ses études d’infirmière, obtint le diplôme et se mit au courant du service radiologique ; ensuite elle m’aida de son mieux et dans les conditions les plus variées. […] J’ai pu l’envoyer plusieurs fois en service de remplacement, tantôt au front, tantôt à l’intérieur. […] Aux malades, elle apportait non seulement les soins d’une spécialiste, mais aussi le réconfort de son sourire et de sa bonne humeur dans les salles. […] Je dois ajouter qu’ayant été presque complètement privée de vacances pendant quelques années, elle subit une crise de dépression physiologique et d’amaigrissement qui m’a prouvé que, dans son désir de bien faire, elle avait abusé de ses forces ».

 

Irène Curie et son futur mari, Frédéric Joliot, recevront eux aussi le Prix Nobel de chimie, bien après la fin de la Grande Guerre, en 1935.

 

En guise de bilan de ces années tragiques, et faisant fi du danger auquel les expositions trop fréquentes aux rayons la condamnaient, Marie Curie constate simplement : « Je crois avoir fait un effort aussi complet et aussi étendu que mes forces l’ont permis. Je n’ai cessé de souhaiter ardemment d’apporter une aide efficace à la tâche commune » », « Dans tous les cas, j’ai retiré une grande douceur de la possibilité d’apporter un soulagement aux souffrances supportées avec tant de patience et de courage ».

 

Marie Curie aura contribué à sauver plus d’un million de vies pendant la guerre.

Elle ouvre les portes à l’essor de la radiologie, spécialité médicale salvatrice par excellence.

A la fin du conflit et malgré ses services exceptionnels, personne n’a remercié cette scientifique hors pair :

« Beaucoup de « dames » reçurent des décorations, des rosettes… Ma mère n’eut rien », écrit sa fille Eve, dans sa biographie Madame Curie.

Humaniste avant tout, elle était au-dessus des commerces des hommes !

 

Le rêve du savoir, l’engagement « non-féministe » pour l’émancipation féminine, voilà ce qui a toujours mû les deux Femmes exceptionnelles que j’ai voulu rappeler sur ce site.

En ce jour heureux où nous fêtons l’armistice de 1918, celui d’une Guerre qui a débuté il y a cent ans, leurs combats restent d’actualité… Avec nos moyens modestes, chacune de nous se doit de les poursuivre… Pour que tant d’efforts et de travail en aient valu la peine !

 

 



[1] Marie Curie, Rapport sur l’activité du Laboratoire de Physique Générale (Institut du Radium) pendant la guerre, texte manuscrit datant de 1919, in NAF 18437, ff. 31-46.


– Marie-Noëlle Himbert, Marie Curie – Portrait d’une femme engagée 1914-1918, Paris, Actes Sud, Nov. 2014.

– Eve Curie, Madame Curie, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1981.

– Colette, Les Heures longues, Paris, Gallimard, Pléiade, t. II, 1986.

Colette, Une Parisienne dans la Grande Guerre, 1914-1918, Textes choisis, annotés et présentés par Frédéric Maget, Paris, L’Herne, 2014.

 

 

 

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