L’instant de Clarice

 

« Un œuf est une chose dont il faut prendre soin. C’est pourquoi la poule est le déguisement de l’œuf. C’est pour que l’œuf traverse les époques que la poule existe. C’est le rôle de la mère. – L’œuf vit en fuite car il est toujours en avance sur son temps. – L’œuf par conséquent sera toujours révolutionnaire. – Il vit dans la poule pour ne pas être traité de blanc. L’œuf de fait est blanc. Mais il ne peut pas être traité de blanc. Non parce que ça lui fait mal, à lui à qui rien ne fait mal, mais les gens qui affirment que l’œuf est blanc, ces gens meurent à la vie. Dire blanc ce qui est blanc peut détruire l’humanité. Une fois un homme a été accusé d’être ce qu’il était et on l’a appelé Cet Homme. On n’avait pas menti : Il était. Mais aujourd’hui encore nous ne nous récupérons pas, les uns après les autres. La loi générale pour continuer d’être vivants : on peut dire « un beau visage », mais celui qui dit « le visage » meurt pour avoir épuisé le sujet. »
(dans Corps séparés)

 

 

« La dissonance m’est harmonieuse. La mélodie parfois me fatigue. Et aussi ce qu’on appelle leitmotiv. Je veux dans la musique et dans ce que je t’écris et dans ce que je peins, je veux des traits géométriques qui se croisent dans l’air et forment une disharmonie que je comprends. »
(dans Água viva)

 

 

Les Brésiliens l’appellent Clarice.

Née le 10 décembre 1920 en Ukraine, mais se revendiquant brésilienne « jusqu’au bout des ongles », Clarice Lispector aurait aujourd’hui 95 ans.

 

 

 

 

Cet écrivain majeur du XXe siècle, que l’on compare parfois à Virginia Woolf ou à Katherine Mansfield, est aussi l’un des auteurs les plus populaires au Brésil… pays où Clarice est arrivée à l’âge de deux mois. Ses parents, juifs, avaient fui les terribles troubles en Ukraine à la suite de la révolution bolchévique de 1917. Son écriture pulsatile, au plus près de l’instant et de la condition humaine, choque et parfois renverse. Un style insolite, voire même opaque par moments, et des pages d’une puissance émotionnelle stupéfiante. On est au cœur de l’émotion, des nerfs, des sens… suivant le regard cruel ou tragique, ironique ou attendri de celle qui incarne l’imprévisibilité même. Ces quelques lignes se joignent aux hommages rendus ce jour à cette femme-écrivain étonnante, dont l’œuvre est avant tout l’histoire « d’instants qui fuient comme les rails fugitifs qu’on voit de la fenêtre du train »…

 

« Maintenant est un instant
Déjà est un autre maintenant »

 

 

 

 

 

« Dégonflé, avec ses lunettes, tout ce qu’il croyait prêt à être dit s’évaporait, à présent qu’il voulait le formuler. Ce qui avait empli ses journées de réalité se réduisait à rien devant l’ultimatum du dire. […] [I]l était nu comme si on ne lui avait rien laissé emporter avec lui. Pas même sa propre expérience. Et cet homme à lunettes se sentit naïvement intimidé devant le papier blanc comme si sa tâche n’était pas de noter ce qui existait déjà, mais de créer quelque chose pour le faire exister. […] Qu’attendait-il avec sa main prête à écrire ? car il avait une expérience, il avait un crayon et un papier, il avait l’intention et le désir – personne jamais n’a disposé de plus que cela. Pourtant c’était l’acte le plus désemparé qu’il eût jamais tenté. »
(dans Le Bâtisseur de ruines)

 

 

« [S]e faire belle était un rituel qui lui conférait de la gravité : l’étoffe cessait d’être un simple tissu, elle se changeait en matière de chose et c’était cette étoffe à qui avec son corps elle donnait corps – comment un simple morceau de tissu pouvait-il acquérir tant de mouvement ? ses cheveux lavés le matin et séchés au soleil de la petite terrasse étaient en soie châtain la plus ancienne – belle ? non, femme : Lori alors se maquilla soigneusement les lèvres et les yeux, ce qu’elle faisait, selon une collègue, très mal, elle vaporisa du parfum sur son front et à la naissance des seins – la terre était parfumée de l’odeur de mille feuilles écrasées : Lori se parfumait et c’était là une de ses imitations du monde, elle qui essayait tellement d’apprendre la vie – avec le parfum d’une certaine façon elle accentuait ce qu’elle était et c’est pourquoi elle ne pouvait pas mettre des parfums qui la contredisaient : se parfumer relevait d’une sagesse instinctive, venue de millénaires de femmes qui avaient appris apparemment passives et, comme tout art, cela exigeait qu’elle eût un minimum de connaissance d’elle-même : elle mettait du parfum légèrement entêtant, délectable comme de l’humus, un parfum dont elle ne révélait pas le nom […] parce qu’il était à elle, il était elle, puisque pour Lori se parfumer était un acte secret et presque religieux. »
(dans Un apprentissage ou Le Livre des plaisirs)

 

 

Les commentaires sont fermés.