Carnaval

 

Le Carnaval est bien plus qu’un défilé de grosses têtes, d’écoles de samba ou de batailles de fleurs. Il n’est jamais inutile de rappeler quelques aspects historiques et symboliques entourant cette période festive, qui semblent de plus en plus dénaturés par les immenses enjeux commerciaux liés à cet événement.

 

En quelques lignes :

 

Les festivités carnavalesques se situent dans ce que l’on désigne par « culture populaire », qui se serait développée au Moyen Âge comme forme de réaction à la culture dominante, associée à l’autorité, aux interdits, à l’intimidation. Contrairement à la « fête » officielle organisée alors par l’Église, qui représentait la négation même de l’esprit de fête, le Carnaval, organisé par et pour le peuple, permettait l’affranchissement des règles étouffantes, poussait à la spontanéité dans les rapports humains. Il s’est probablement inspiré des Saturnales romaines, fêtes honorant le règne de Saturne – cet « âge d’or » de l’exercice du pouvoir marqué par le bonheur et la prospérité, où tous les sujets étaient traités avec équité – et pendant lesquelles l’ordre hiérarchique des hommes et l’ordre logique des choses était inversé de façon parodique et provisoire. Opposé à toute perpétuation des hiérarchies et des privilèges, le Carnaval incarnerait le monde en perpétuel devenir, correspondrait à un laps de temps où le réel et l’utopie se rejoignaient de fait.

 

Selon le théoricien russe Mikhaïl Bakthine, qui a utilisé l’œuvre de Rabelais pour développer de façon capitale en Occident les notions de « polyphonie » et de « carnavalesque »[1], le rire est un élément indissociable de cette culture populaire. Sans imposer la moindre restriction, le rire collectif carnavalesque, dirigé contre tout et contre tous, mais jamais autoritaire, autorisait déjà le peuple moyenâgeux à vaincre la peur et l’obscurantisme moral de l’époque :

« Jamais le pouvoir, la violence, l’autorité n’emploient le langage du rire. L’homme du Moyen Age ressentait avec une acuité particulière la victoire sur la peur dans le rire […] [L]a peur du pouvoir divin et humain, des commandements et interdits autoritaires, de la mort […] En battant cette peur, le rire éclaircissait la conscience de l’homme, lui révélait un monde nouveau ».

 

 

Photo © Liliana Lindenberg – Brasil Azur

 

 

L’exutoire aux entraves pesantes que le Carnaval semblait constituer rendait plus soutenable le retour à la rigidité quotidienne. Le joug des catégories lugubres imposées par le pouvoir de l’époque, telles que « l’éternel », « l’immuable », « l’absolu », était allégé par le surgissement joyeux et éphémère d’un monde renversé, en perpétuel renouvellement.

Facile est donc de comprendre que l’Église en particulier ait souvent censuré, de façon plus ou moins violente, les rituels carnavalesques, dont le principe comique était si éloigné du « mysticisme de la piété »…

 

Pendant le Moyen Age et la Renaissance, le peuple participait aux cérémonies pour le couronnement d’un Roi Carnaval qui était toujours un paysan. Celui-ci était détrôné à la fin de ces festivités, comme pour mieux marquer le cycle vie/mort, liberté/soumission. Certes utopique, cette échappatoire au quotidien annihilant apportait une autre force à la voix spontanée de la collectivité, du coup consciente des difficultés partagées. Le temps de quelques jours, cette voix collective s’autorisait à déclarer, subversivement, que tous les participants au Carnaval étaient égaux entre eux.

Lors de ces festivités, dit Bakhtine, « l’individu se sent partie indissoluble de la collectivité, membre du grand corps populaire. Dans ce tout, le corps individuel cesse, jusqu’à un certain point, d’être lui-même : on peut, pour ainsi dire, changer mutuellement de corps, se rénover (au moyen des déguisements et masques). Dans le même temps, le peuple ressent son unité et sa communauté concrètes, sensibles, matérielles et corporelles ».

 

Dans ce monde d’égalité et de liberté, l’abondance se doit donc d’être célébrée. Le grotesque exprimé dans l’hyperbolisme des objets (les géants, les grosses têtes, …) aide à rendre certaines images méconnaissables. Quant aux plaisirs matériels, dont font partie les nourritures terrestres, ils jouent un rôle fondamental dans le dépassement des frontières entre deux corps. C’est ce que l’on a en commun, comme le besoin de manger et de boire, qui nous aide à sortir de nos propres limites et à nous intégrer à l’univers tout entier. Si le réalisme grotesque rabaisse tout ce qui est idéal et abstrait, c’est pour le transférer vers le ventre et vers la terre, tous deux conçus comme féconds et régénérateurs : un mouvement temporel vers le bas qui s’oppose donc à celui, intemporel, de l’élévation de l’âme, prônée par l’Église.

 

En ce qui concerne le Brésil, pays des Carnavals multiples, on peut parfois percevoir les traditions et les racines profondes de la culture brésilienne où sont ancrées ces manifestations : c’est le cas dans certaines régions du Nord et du Nordeste, mais aussi dans quelques rues de Rio, où les cordons humains carnavalesques, en marge des somptueux défilés du Sambodrome, gardent encore la joie et la spontanéité propres aux carnavals d’antan.

 
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[1] Mikhaïl Bakthine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, traduit du russe par Andrée Robel, Paris, Éditions Gallimard, 1970.

 

 

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