« Censurez ce livre que je ne saurais voir »

 

La censure est le propre des régimes dictatoriaux. Mais pas uniquement…

Prenant des formes diverses, se déguisant derrière le politiquement correct, la censure réussit à traverser les époques en changeant simplement de visage. Donner tout à voir en expliquant, ou occulter par peur du malentendu, voilà ce qui mérite réflexion à un moment où certains auteurs font particulièrement débat.

C’est dans ce sens que les propos de Maître Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé dans le droit de l’édition, proposés le 31 janvier 2018 dans Culturebox, ont mérité notre attention. En voici quelques extraits :

 

 

« Alors que de plus en plus de livres controversés du début du XXe siècle s’apprêtent à tomber dans le domaine public, on recommence à parler de censure. Plongée dans l’évolution de cette pratique historique. 

 

Charles Maurras, Louis-Ferdinand Céline… aussi reconnus que controversés. Aujourd’hui, le nom du premier est rayé, les pamphlets antisémites du second partent au pilori. Par l’action de SOS Racisme et de la Licra, le Ministère de la Culture a décidé dimanche de retirer le nom de Charles Maurras du Recueil des Commémorations nationales 2018. Cette liste propose des commémorations pour la nouvelle année. Et comme l’écrivain antisémite est né en 1868…

« Il ne faut pas le commémorer ni le célébrer. Mais il faut s’en souvenir, ne pas l’occulter », soutient Me Emmanuel Pierrat, avocat au Barreau de Paris, spécialisé dans le droit de l’édition. Selon lui, l’œuvre de Maurras explique la montée de la haine dans les années 1930. Mais pourquoi n’est-il censuré qu’aujourd’hui ? « Ses œuvres arrivent bientôt dans le domaine public. Et déjà, des gens reprennent ses phrases sur les réseaux sociaux sans aucun contexte », répond Me Pierrat. « Voir ces livres en liberté fait peur au gouvernement. »

 

Le nouveau visage de la censure

 

« La censure n’a pas disparu : elle a changé de visage », assure Emmanuel Pierrat, catégorique. Lorsqu’il a démarré sa carrière d’avocat il y a 25 ans, la censure était verticale ; elle venait directement du Ministère de l’Intérieur. Les livres étaient interdits parce qu’ils violaient des lois, à l’image de Suicide, mode d’emploi, de Claude Guillon et Yves Le Bonniec. […]

Autre exemple de l’évolution de la censure : la pornographie. « Quand j’ai démarré, la censure portait sur l’outrage aux bonnes mœurs, au sexe », se souvient Me Pierrat. Mais à l’époque, ce sont les publications à caractère sexuel qui dérangent […]

Aujourd’hui, ce sont les comportements individuels des personnages qui sont condamnés : un personnage commet un viol, fume ou se drogue, et le livre est rapidement condamné. « Chacun souhaite voir un comportement irréprochable des personnages comme de l’auteur… mais selon sa morale personnelle », souligne Emmanuel Pierrat.

 

Des humeurs du Roi aux exigences du peuple

 

« Sous l’Ancien Régime, le Roi examinait et censurait les ouvrages avant leur parution, explique Jean-Dominique Mellot, archiviste paléographe. À partir du XIXe siècle, l’État laisse les livres être publiés et attaque l’auteur en justice après. » De nos jours, la censure serait passée des mains de l’Etat à celles du public. « Ce sont les associations qui se mêlent de la censure actuellement, précise Me Pierrat. Les gens saisissent en justice un livre qu’ils n’ont pas lu. Simplement, quelqu’un leur a sélectionné à dessein un extrait tendancieux… On confond aujourd’hui un livre avec un affichage d’Abribus. »

Les prochaines cibles de la vindicte populaire ? « Peut-être Claude Levi-Strauss et ses écrits un peu durs sur l’islam dans les années 50 », suppose Emmanuel Pierrat. De même que le traitement littéraire des personnages féminins, déjà repensé récemment avec l’opéra Carmen dans une représentation à Florence.

[…]

 

Face à cette confrontation de l’art avec la morale, la solution est peut-être… la pédagogie. « Pour éviter la censure, il faut expliquer, mettre en contexte les livres », estime Emmanuel Pierrat. À défaut d’empêcher certains d’écrire des horreurs, on peut encore empêcher les lecteurs d’y adhérer. »

 

Propos recueillis par les journalistes Sarah Touzeau et Raphaël Abd El Nour

 
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https://culturebox.francetvinfo.fr/le-bento/2018/01/31/censurez-ce-livre-que-je-ne-saurais-voir.html
 

 

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