Marguerite Duras, «sa vie, son œuvre»? ou : son mythe, sa mythologie ? (1)

Il y a « sa vie, son œuvre » entre guillemets dans le titre de ces chroniques, car le lecteur va découvrir que cette si banale expression prend chez Marguerite Duras une signification particulière. Marguerite Duras est devenue un « classique moderne », et bien des lecteurs actuels ont vu naître ce statut complexe issu de la fusion de créations littéraires, d’événements cinématographiques, de succès théâtraux, de prises de position politiques, de déclarations dans la presse, de faits divers, d’entretiens, d’émissions de radio et de télévision, etc. – dans « etc. » il faut comprendre : et subissant une phénoménale avalanche de commentaires et d’écrits critiques. Cette transfiguration appartient à l’histoire des lecteurs : ils ont vécu la naissance d’un mythe.  Il existe en effet une mythologie Duras qui doit autant à l’art d’écriture de Marguerite Duras qu’à se façon de faire résonner la psyché de ses lecteurs, amateurs de littérature, et des journalistes, avides de scoops. « M. D. » est devenu un « monstre sacré », l’un des écrivains français les plus lus et les plus commentés dans le monde. Découvrant les livres au fur et à mesure de leur sortie, les lecteurs les lisaient innocemment. Ils pouvaient prendre au premier degré, comme très autobiographiques, très historiques des romans comme Barrage contre le Pacifique ou L’Amant, tout en y goûtant son art narratif et même son « exotisme ». C’est que Marguerite a eu une vie très romanesque. Je laisse le lecteur de cette chronique en juger, car on peut raconter sa vie comme cela …

1 – Sa vie ? Son mythe ?

… une naissance (1914) en Indochine, alors une colonie française où les indigènes et les « petits blancs » étaient exploités. Marguerite a des parents professeurs ; elle est rapidement orpheline de père et élevée par une mère « folle ». Ses compagnons : un « grand frère » adoré par la mère, ruiné par le jeu et la drogue (opium) et promis à une vie de gigolo, et un « petit frère » adoré, mort trop tôt. Adolescente, Marguerite est courtisée par un très riche « amant de la Chine du Nord » qui l’aime mais qui ne peut pas l’épouser – interdiction par la famille. Quand Marguerite vient en France pour faire des études de droit, elle fréquente rapidement des hommes de qualité qui deviendront ses compagnons. D’abord, elle épouse Robert Antelme, résistant pendant la seconde guerre mondiale, futur auteur d’un texte de référence sur les camps de concentration, L’Espèce humaine, car il est arrêté par la Gestapo, interné, presque mort à Dachau, sauvé in extemis par François Mitterand. En effet, pendant la guerre, après le ministère des Colonies, Marguerite travaille  comme secrétaire du service qui contrôle le papier réservé aux éditeurs (position de pouvoir ambigu), et elle rentre avec ses amis dans le mouvement de résistance créé par Mitterrand. Ensuite elle devient la compagne de Dionys Mascolo qui sera une importante figure d’intellectuel révolutionnaire, engagé dans la lutte anti-coloniale, et le père de son fils. Dès 1946, comme ses proches, Marguerite adhère au Parti Communiste français – vente militante de l’Humanité Dimanche. En 1950, elle est exclue du PCF à cause de sa liberté d’esprit, son mode de  vie (« mœurs légères ») mais elle publie Un barrage contre le Pacifique ; elle manque de peu le prix Goncourt, c’est le début de sa notoriété. Marguerite et ses amis du « Groupe de la rue saint Benoît » sont politiquement très actifs, contre la guerre d’Algérie et par l’opposition au général de Gaulle. Ce groupe, dont Marguerite Duras est la reine, est informel et à géométrie variable, mais il devait y avoir au centre, outre Marguerite : Dionys Mascolo, Robert et Monique Antelme, Edgar et Violette Morin, Claude Roy, Elio et Ginetta Vittorini,  Jacques-Francis Rolland, Maurice Blanchot ; aujourd’hui, il est en passe de devenir aussi célèbre que le groupe surréaliste ou la rédaction des Temps Modernes.

Dans une période qui va du début des années cinquante au milieu des années soixante, tout en restant proche de l’extrême-gauche, Marguerite Duras écrit une série de romans consacrés aux passions amoureuses chez des bourgeois, des intellectuels mais aussi chez des ouvriers (Les Petits Chevaux de Tarquini, Le Marin de Gibraltar, Le Square, Moderato cantabile) ou chez des personnages mythiques (Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul) : elle devient alors un des écrivains français les plus reconnus par le milieu littéraire qui l’associe au mouvement du « Nouveau roman », ce qui augmente sa renommée. Marguerite Duras publie surtout chez le puissant éditeur Gallimard et parfois aux élitistes éditions de Minuit. Le milieu cinéphilique la découvre d’abord par son scénario de Hiroshima mon amour mis en scène par Alain Resnais – un chef d’œuvre absolu. Le grand public  la connaît par des adaptations cinématographiques de ses romans : Un Barrage contre le Pacifique, Moderato Cantabile  ou par le scénario original d’Une aussi longue absence de Henri Colpi – palme d’or à Cannes en 1961. En parallèle, Marguerite Duras écrit pour le théâtre, adaptant ses romans ou ses nouvelles (Des Journées entières dans les arbres, pièce créée par Jean-Louis Barrault et jouée par Madeleine Renaud) et des auteurs étrangers (Henry James), ou écrivant des pièces originales ; son théâtre « partage » le public (vives attaques de la critique traditionnelle), mais lui apporte de nouveaux admirateurs. Elle écrit également dans la presse. Cette époque est celle de la militance politique anticoloniale marquée par le « Manifeste des 121 » écrit en 1960 par ses amis de la rue Saint-Benoît. C’est enfin la période de sa grande passion à la fois amoureuse, violente et alcoolisée avec le scénariste et écrivain Gérard Jarlot.

A partir des années soixante-dix, Marguerite va devenir une des personnalités dominantes de la scène culturelle française au sens le plus général du terme. Ses livres jusqu’en 1980 et ses films, sont souvent considérés comme « difficiles » mais elle a un public fidèle ; un film comme India Song, avec ses figures inoubliables jouées par Delphine Seirig et Michael Lonsale, est devenu un film culte. Dans les années 80, son statut bascule vers la célébrité grand public. Tout explose en 1984 avec L’Amant, bref roman publié aux Éditions de Minuit qui est lu comme une émouvante histoire d’amour dans un décor exotique (la guerre d’Indochine est oubliée depuis longtemps) : d’abord un succès critique et début d’un succès de vente, puis succès médiatique (rôle de l’entretien télévisé avec Bernard Pivot alors au fait de son influence), enfin prix Goncourt et accélération de son succès populaire : le roman sera vendu à près de deux millions et demie d’exemplaires, traduit en trente cinq langues, adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud. On se rappelle alors que l’année précédente, en 1983,  Yann Andréa, son compagnon depuis 1980, avait raconté dans M.D. comment Marguerite était sortie de sa dépendance à l’alcool par une très pénible cure de désintoxication. En 1985, la parution de La Douleur, reprise de textes anciens plus ou moins inédits qui racontent des épisodes très durs du temps de la guerre, touche fortement ses lecteurs et renforce sa célébrité. La même année paraît dans le journal Libération sa célèbre chronique sur la « sublime, forcément sublime » Christine V., la mère que Marguerite Duras imagine être la meurtrière du petit Grégory dont la mort avait donné lieu au fait divers le plus médiatisé de l’époque ; elle déclenche un scandale à la mesure de sa célébrité : énorme.

(à suivre : Marguerite Duras, « sa vie, son œuvre »? ou sa mythologie? – 2 – Son œuvre ? Sa mythologie ?

A lire (ou à voir) :

D’abord les grands romans classiques de Marguerite Duras, presque tous réédités en collections de poche : Barrage contre le Pacifique (« Folio », Gallimard), Moderato Cantabile (« Double », Minuit), Le Ravissement de Lol V Stein (Folio), Le Vice-consul (« L’Imaginaire », Gallimard), L’Amant (Minuit), L’Amant de la Chine du Nord (Folio), La Douleur (Folio). Le rédacteur de cette note conseille d’en lire beaucoup plus, à commencer par Le Marin de Gibraltar (Folio), Les petits chevaux de Tarquinia (Folio), etc., jusqu’aux inédits, Cahiers de la guerre (Folio). Parmi les films auxquels elle a participé ou qu’elle a tourné elle-même, il faut connaître en priorité Hiroshima mon amour (mise en scène d’Alain Resnais, 1958), India Song (1975) et Des Journées entières dans les arbres (télévision, Antenne 2, 1977). Les livres d’entretiens ou de témoignages sont nombreux, j’en retiens trois parmi les plus célèbres : La vie matérielle, Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour (Folio) ; Marguerite Duras et François Mitterand, Le Bureau de poste de la rue Dupin et autres entretiens (Folio, présentation et notes de Mazarine Pingeot) : Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras (nombreuses photos, « Double », Minuit). Jean Mascolo et Jean-Marc Turine ont réalisé un film Autour du Groupe de la rue Saint-Benoît (2 DVD, Benoît Jacob Vidéo).

La grande édition en Pléiade (sous la direction de Gilles Philippe : Tome I, des Impudents à Dix heures et demie du soir en été ; tome II, de Hiroshima mon amour à India song) contient des commentaires et des documents très précieux, mais son coût (plus de 130 € en France pour les deux premiers volumes) limite évidemment sa diffusion. Réclamez-la en bibliothèque !  Le volume de la collection « Quarto » est limité à des livres publiés par Gallimard – on y trouve cependant une bonne douzaine de chefs-d’œuvre ; il est riche de documents (nombreuses photos).

Il y a déjà des films mettant en scène Marguerite Duras en tant que « personnage » : Cet amour-là de Josée Dayan (rôle tenu par Jeanne Moreau) ; J’ai vu tuer Ben Barka de Serge Le Péron (rôle tenu par Josiane Balasko) ; logiquement d’autres films devraient venir.

La biographie de Laure Adler nous fait pénétrer dans la vie romanesque de Duras sous la direction d’une essayiste qui l’a bien connue : Marguerite Duras (Folio). La grande biographie de Jean Vallier est toute différente : une très approfondie enquête de terrain (qui fait autorité ; je m’en suis souvent servi pour vérifier des faits) permet de mesurer tout ce qu’il y a d’inventé chez Duras : C’était Marguerite Duras (Fayard, 2 tomes).

Parmi les commentaires, innombrables, je me limiterai aux fines analyses de Dominique Noguez : Duras toujours (Actes Sud), au chapitre « La voie du gai désespoir (Duras) » d’Éloge de l’apostat de Jean-Pierre Martin (Seuil) et aux lectures dans « Foliothèque » (Gallimard) du Ravissement de Lol V. Stein par Madeleine Borgomano et de Dix heures et demie du soir en été par Christiane Blot-Labarrère.

Enfin, on ne compte plus les numéros de revue consacrés à Duras, aussi je ne citerai que Les Cahiers du Cinéma N° 312/313, Marguerite Duras, Les Yeux verts (juin 1980), le Cahier de L’Herne (dirigé par Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère) et deux numéros de revues très diffusés en kiosques : Le Magazine Littéraire de novembre 2011, Dossier Duras (coordonné par Laurent Nunez) et le hors-série du Monde « Une vie, une  œuvre », Marguerite Duras – La Voix de la passion (été 2012) : ces recueils collectifs donnent une excellente idée de la place de Marguerite Duras dans le « paysage littéraire français » actuel : exceptionnel.