Un « cave » peut-il flinguer «Les Tontons flingueurs»? Albert Simonin, Georges Lautner, Michel Audiard, Clarence Weff et Cie (3)Toute une époque

Troisième épisode. Peut-on s’attaquer aux icones cultes du ciné français ? A ces Tontons quinquagénaires ? Et prendre un peu de distance en lisant le roman d’Albert Simonin, Grisbi or not grisbi et en regardant le film de Simonin-Audiard-Lautner ? Toute une époque ! …

 

Du Grisbi aux Tontons (et vice-versa) : machisme et misogynie, homophobie et racisme

 

Gaffe ! Ça va défourailler ! Il faut prendre au sérieux le constat idéologique imposé par la lecture du roman de Simonin et la vision du film de Simonin-Audiard-Lautner, tels qu’ils sont. Pas pour le seul plaisir de flinguer un film populaire célèbre pour son comique. Quand j’ai commencé cette enquête en lisant la trilogie du Grisbi de Simonin en parallèle à la (re)vision des films adaptés de cette série par Jacques Becker, Gilles Grangier et Georges Lautner, je ne connaissais pas le passé de Simonin. Cette lecture m’a montré que c’est dans des bas-fonds idéologiques que les auteurs trouvent une bonne partie de leurs plaisanteries, de ces vannes (ce mot est masculin chez Simonin — il y a un glossaire d’argot à la fin de Touchez pas au grisbi !, dans l’édition en « Folio ») qui font tant rire leurs lecteurs-spectateurs ! Je laisserai les lecteurs de cette chronique méditer sur cette situation … En outre, la comparaison d’un livre (ici : Grisbi or not grisbi, 1955) et d’un film (donc : Les Tontons flingueurs, 1963) est toujours instructive — les critiques de cinéma n’ont jamais le temps de lire les livres. C’est regrettable.

Machisme et misogynie. Je vais commencer par les femmes. Dans Grisbi or not Grisbi, il y a une héroïne assez importante, « Florence ». Dans ce roman, c’est une affranchie, certainement prostituée de luxe pendant ses heures de loisir, mais le livre la présente comme une rabatteuse qui séduit des michés pour les entraîner dans les casinos clandestins où ils perdront leur argent. Max tombe amoureux de Florence, ce qui diminue ses qualités de stratège — être amoureux, ça empêche de penser, c’est bien connu. Mais ce n’est pas cela qui compte pour le lecteur, ce qui est important, c’est que c’est une forte femme qui tient tête à Max-le-caïd ! et ça renforce l’intérêt du roman — à un certain niveau, il en a bien besoin, j’y reviendrai.

Rien de tout cela dans le film : « Max » s’appelle maintenant « Fernand » — car le seul « Max historique », c’est le Gabin de Touchez pas au grisbi !, le film de Jacques Becker où Lino Ventura avait eu un rôle secondaire (la réussite artistique et commerciale de ce film hante la mémoire des auteurs), et le rôle de Florence a disparu … On l’a vu, une seule actrice au générique d’entrée des Tontons flingueurs, Sabine Sinjen, et c’est pour tenir le rôle d’une oie blanche ! Quand ils ont une bonne mémoire (car les séquences sont brèves), les spectateurs se souviennent des deux autres rôles féminins. Je ne considère pas la surprise-partie où il y a (je suppose, je n’ai pas compté) autant de figurantes que de figurants — scène qui n’a pour but que de montrer comment les vieux humilient les jeunes en les foutant à la porte — mais ça, ce serait pour une autre rubrique : réacs. Parmi les ex-associés exclus de « l’héritage » de Louis-le-Mexicain (qui s’appelle « Fernand » dans le roman, on voit que les prénoms s’échangent…), il y a une femme : c’est la patronne de la maison close qui explique que les affaires marchent mal ! L’autre rôle très secondaire, c’est la petite jeune fille saoule qui vient chercher du scotch à la cuisine pendant la surprise-partie, qui découvre l’argent sur la table, et qui se fait hurler dans les oreilles par « Maître Folace » (Francis Blanche) : « Touche pas au grisbi, salope ! » — encore une fois, on voit que c’est le titre du premier Grisbi, le film de Becker avec Gabin, que ces auteurs ont dans la tête — et je précise, chers lecteurs, que vous ne vous souvenez pas de ladite jeune fille, vous n’avez en mémoire que la réplique de Francis Blanche ! Mes lecteurs ont compris : trois malheureuses actrices ont droit à la parole dans ce film : un seul rôle est un peu important, et c’est une niaise, et les deux autres rôles, très secondaires (quasi des figurantes), nous donnent cet échantillon représentatif : une vieille mère maquerelle et une jeune « salope » ! Dans les rares personnages féminins des Tontons flingueurs, on n’a droit qu’à des clichés machistes.

Or il y a beaucoup de femmes dans les romans de Simonin, mais c’est presque toujours le personnel de ces messieurs : prostituées et entraîneuses, caissières et dames-pipi de leurs boîtes, parfois la patronne de leurs maisons closes ou leurs « mômes » (leur numéro un). Et la marque du mec, c’est d’abord de gagner du grisbi, ensuite de faire respecter son honneur, enfin d’avoir la belle vie (beaux costumes, roteuses, grosses voitures, etc.), ce qui impliquait une intense activité sexuelle (de mâle très dominant) que Simonin décrit tout en la censurant par l’emploi de ce langage codé : l’argot. Peut-être (?) pour éviter aux films d’être interdits aux moins de seize ou dix-huit ans, ces rôles féminins ont souvent été édulcorés — ou carrément supprimés, et alors la production à mis les actrices au chômage. Dans Touchez pas au grisbi de Jacques Becker, ce sont la sublime Jeanne Moreau et l’excellente Dora Doll qui ont hérité de ces rôles. On sait ce qui en reste dans Les Tontons : que t’chi . Cette censure dans l’adaptation du roman pour en faire un film populaire est constante : au début de Grisbi or not grisbi, « Max » est un caïd, or au début des Tontons flingueurs, « Fernand » est devenu un honnête chef d’entreprise de province. Est-ce au seul Simonin-scénariste, ou à l’auteur à trois têtes Simonin-Audiard-Lautner, que l’on doit cet embourgeoisement ? Je reviendrai aussi sur l’adoucissement du langage argotique dans le passage du roman au film.

On comprendra pourquoi j’achèverai cette enquête par un éloge des Pissenlits par la racine, car y est arrivée la merveilleuse Mireille Darc qui dominera tous les mecs du film !

Racisme et homophobie. Touchez pas au grisbi ! (le roman) met en scène un personnage de méchant arabe, « Ali », particulièrement odieux. Simonin a peut-être senti le problème en mettant les plus grosses injures racistes dans la bouche du gros « Pierrot », le pote du héros-narrateur qui commente (une fois) : « Pierrot il le regardait vraiment méchamment, le bique. Avec Marco, on en était gênés, je dois l’avouer. » Le film de Becker a effacé tout ça ! Dans les autres Grisbis de Simonin, il n’y a plus de personnages importants de ce type ; j’ai cité dans la deuxième chronique le bref épisode avec des espingoins. Les clichés racistes et homophobes sont concentrés dans le langage des héros qui se servent de ces images pour alimenter la base de jurons qui nourrissent le système dialectique de ces mecs : un homme, un vrai, c’est d’abord celui qui vanne et injurie mieux que ses ennemis adversaires concurrents — avant de passer aux choses sérieuses : coups de poing, manchettes, coups de revolvers enfin. Le répertoire oral est basé sur les métaphores-clichés machistes et racistes : comparaison avec les femmes (« gonzesses »), les homosexuels (« lopes ») et les arabes (« crouillats », « biques »), etc.

Si « Florence », le grand rôle féminin du roman Grisbi or not grisbi, a disparu dans le film Les Tontons flingueurs, celui-ci a gagné … un rôle d’homosexuel, « Théo » ! C’est le seul vrai méchant du film, joué par un acteur allemand (Horst Franck) choisi pour son look de « blond arien » à l’air sadique. Il est tout de suite traité de « gonzesse » qui doit « se tailler quand les hommes parlent » — alors que c’est le seul mec qui s’attaquera vraiment à Max-Fernand ! Il faut préciser qu’Audiard a récupéré ce dialogue dans le premier volume de la série (Touchez pas au grisbi) où il s’agissait d’un mec s’adressant à une femme…  Homophobie et machisme, même combat ! Plus tard Fernand demandera pourquoi Le Mexicain a recruté « chez Tonton » (histoire de dire que Théo est une « tante ») : je ne comprends pas pourquoi Audiard a laissé ce dialogue ambigu (également récupéré dans le premier Grisbi) dans un film qui s’appelle Les Tontons flingueurs … Ah ! l’inconscient et le retour du refoulé ! Ainsi Théo a de très bonnes raisons de vouloir buter tous ces « tontons » qui ne cessent de l’injurier ! Aujourd’hui, les commentateurs fascinés par le succès du film tentent de le dédouaner de cette homophobie en disant : ce n’est pas le film qui était homophobe, c’était la société de l’époque qui était homophobe. Or c’est le film, et pas le roman, qui a créé ce personnage d’« ancien légionnaire » (car Le Mexicain « donnait dans les bonnes œuvres » en réhabilitant ces hommes perdus) qui a tout du cliché venu subrepticement de la seconde guerre mondiale : ce « Théo » est filmé comme un ancien Hitlerjugend qui avait dû servir de schbeb aux maîtres du Troisième Reich … Ce système d’écriture réac abuse des clichés machistes, misogynes, homophobes et racistes.

Je vais mettre dans cette rubrique un autre cliché : les « frères Volfoni » changent de statut entre le roman et le film. Dans le roman, « Robert » cumule les rôles du ridicule (ses pieds le font souffrir et il est toujours en charentaises) et du méchant qui mourra … d’une crise cardiaque. Dans le film, l’unique vrai méchant, c’est le boche homosexuel. Quant à Volfoni/Blier, il est devenu un faux méchant, un grotesque qui ne cesse de prendre des coups pas mérités … « Cocu, battu et content », c’était justement le rôle où l’industrie cinématographique française avait relégué Bernard Blier, cet acteur de génie … Comme on le voit, Les Tontons flingueurs n’innovent pas beaucoup en ce domaine.

 

Où est passée la guerre ? … Et la colonisation ?… Toute une époque !  

 

Que ce soit dans le roman de Simonin ou dans le film de Simonin-Audiard-Lautner, les héros sont des hommes d’âge mûr, vieillissants, qui sont en conflit avec le monde moderne et les jeunes. Dans les romans, « Max » est perpétuellement en guerre contre les jeunes malfrats qui n’ont pas les manières des Anciens. Dans Les Tontons, « Fernand » et ses potes sont en conflit avec ces représentants de la « jeunesse dorée » qui viennent danser sur de la musique de sauvage, se saouler au scotch — boisson coûteuse qu’ils ne paient pas : c’est une grave atteinte au principe de la propriété privée… à laquelle ces truands sont viscéralement attachés ! Ces gamins n’ont aucun respect pour les Anciens — on voit « Fernand » tabasser le petit jeune qui a émis des doutes sur la vertu de sa nièce. Mais ces hommes d’âge mûr n’étaient-ils pas déjà adultes pendant la Seconde Guerre mondiale ? Le rédacteur de la page Wikipédia consacrée à Pigalle affirme que pendant la guerre, les « affaires » des tripots clandestins, des cabarets, des dancings et des maisons closes continuent à bien fonctionner : « Les membres de la Gestapo aiment se retrouver place Pigalle, au Dante et au Chapiteau, et rue de Pigalle, au Chantilly et à L’Heure Bleue. » Or, dans les romans de Simonin comme dans ses scénarios, la guerre est quasi totalement absente ! Je vais bientôt citer ce que je crois être la seule allusion explicite : il y a des silences criantOr ces vieux truands se sont tous connus quand ils faisaient des affaires ensemble pendants des périodes troubles.

La référence à ces périodes troubles refoulées fait retour dans Les Tontons flingueurs. Il n’y en avait aucune allusion dans Grisbi or not Grisbi, le roman de Simonin. Mais le scénario du livre est profondément modifié pour le film. Ainsi dans le roman, les frères Raoul et Paul Volfoni étaient des ennemis de Max-le-Menteur, ridicules mais meurtriers ; dans le film, ils deviennent des rivaux grotesques bien vite réconciliés avec « Fernand ». Dans le roman, « Max » devait protéger les revenus de la femme de « Fernand-le-Mexicain » ; dans le film, « Fernand » doit protéger l’innocence et le mode de vie de la fille de « Louis-le-Mexicain » — ces changements de noms entre le roman et le film sont amusants : y a-t-il là des allusions à Louis-Ferdinand Céline ? La scène-culte, célébrissime, de la cuisine pendant la surprise-partie, comme tout ce qui concerne les relations avec les « jeunes », est une pure invention des auteurs du film (Simonin ? Audiard ? Lautner ?), et lorsque les vieux complices ont commencé à boire du « brutal » à base de pommes et de betterave (et de sciure de bois ?), celui-ci rend peut-être aveugle, mais il ne fait pas perdre la mémoire !

 

La colonisation. Bien au contraire, les vieux souvenirs sentimentaux reviennent. Le « brutal » rappelle à Bernard Blier/Raoul Volfoni l’arome de « c’t’espèce de drôl’rie qu’on buvait dans une petite tôle » à Biên Hòa, cette petite ville à 30 km de Saigon qui, pendant la colonisation en Indochine, était devenue une importante base aérienne de l’armée française. On voit que ces vieux copains pratiquaient en Indochine les mêmes métiers qu’à Pigalle : trafics (alcool, ou plutôt opium, cet autre tabou toujours nié dans ces romans et ces films), et sans doute la protection de maisons à « volets rouges », dont la « tôlière » était « Lulu-la-Nantaise », une « une blonde comac ». Comme à Pigalle, les malfrats savaient aussi s’entretuer : c’est « Teddy-de-Montréal, un fondu qui travaillait qu’à la dynamite » qui y a « dessoudé Lucien-le-Cheval ». Blier/Volfoni conclut, avec un sourire nostalgique : « Toute une époque ! ».

 

La guerre. Puis Francis Blanche/Maître Folace intervient, car, pendant l’Occupation, ne voilà-t-il pas que ces discrets étaient résistants ? Et surtout, des modestes ! Ils ne s’en vantent que rarement… heureusement se présente une bonne occasion pour en parler : l’hommage à leur distillateur de « brutal » : « Jo-l’Trembleur » qui était du bon côté … « Pendant les années terribles, sous l’Occup’, il butait à tout va ! Il a quand même décimé toute une division de panzers ».

 

C’est la seule allusion explicite à la guerre que l’on trouve dans toute cette histoire. Pourtant ces copains d’âge mûr qui adorent parler de leur glorieux passé, c’étaient tous de jeunes adultes fringants, sûrement très actifs à Pigalle pendant « l’Occup’ » !

 

Une écriture réac peut-elle donner lieu à de grands romans ? à de grands films ?

 

Je dois conclure cet épisode en répondant à la vraie question posée : les romans de Simonin sont-ils de grands romans, des chefs-d’œuvre du roman noir ? Les Tontons flingueurs sont-ils « un chef-d’œuvre » du cinéma français, comme le suggère le linguiste très écouté Alain Rey (rédacteur en chef des dictionnaires Le Robert) dans le documentaire Il était une fois … Les Tontons flingueurs de Gilles Mimouni, Serge July et Marie Genin. Le romancier Albert Simonin d’abord, puis l’auteur collectif Simonin-Audiard-Lautner ont usé et abusé de vannes péché(e)s dans le vieux fond machiste, misogyne, raciste, homophobe et réac de notre bonne vieille culture popu. Est-ce un péché mortel ? En théorie, pas du tout ! Les affranchis des théories modernes de la littérature ne nous affirment-ils pas que seule « l’écriture » compte (les « signifiant » disent ces affranchis). Mais l’histoire, les situations, les personnages (bref, les « signifiés », pour cézigos), c’est juste pour distraire les lecteurs non sophistiqués, bref, les caves… Or, justement Simonin, cet auteur de polars popu, répond parfaitement à cette définition ! C’est par son écriture que le roman intéresse ! Il transpose sur le papier le phrasé du parler populaire parisien orné de l’argot des truands — et grâce à cette écriture, les pulsions s’expriment en toute liberté (les freudiens diraient : le « ça » jacte !). Mais est-ce que ça suffit ?

Sur cette écriture argotique, que peut-on en dire ? Simonin écrit tout son roman dans cette langue, ce qui est sans doute un exploit. Les affranchis nous assurent que c’est Céline qui a inauguré ce genre : écrire la narration d’un roman en transposant la langue parlée populaire. Son Voyage au bout de la nuit était sorti avec succès en 1932. Le parler populaire au sein d’une écriture « artiste » infuse aussi l’écriture du premier roman de Raymond Queneau, Le Chiendent, en 1933. Mais cela faisait longtemps que les romanciers réalistes écrivaient des dialogues en argot quand la situation l’exigeait. En 1883, le romancier naturaliste Paul Bonnetain, publie Charlot s’amuse (livre à scandale, avec procès, comme pour Flaubert et Baudelaire) ; son malheureux héros (un cave) est entraîné malgré lui dans une tôle, où il se fait dire : « Allez, hop ! Duclos ! faut déraper, mon vieux. T’avons pas amené ici pour rester à l’ancre sur les coussins. Tu vas donner six francs à Madame, pour nous trois, offrir ton aile à une de ces poulettes et monter avec nous… » On reconnaît à la fois le milieu et le langage des romans de Simonin : l’argot est déjà mis au service de « mots d’auteurs ». Mais c’est pendant la guerre de 14-18, que des écrivains, tous bourgeois, côtoient quotidiennement le vrai peuple dans les tranchées. Quand Roland Dorgelès, Henri Barbusse, Maurice Genevoix (tous auteurs à succès de romans-témoignages : Les Croix de bois, 1919 ; Le Feu, 1916 ; Ceux de 14, 1916-1921) font parler le peuple, c’est avec ce langage : « Mes hommes […] s’énervent peu à peu. Ils disent : « C’est nous qu’on y va, à présent. Ah malheur ! » Des loustics plastronnent : « Eh ! Binet, tu les as numérotés, tes abattis ? » ».

Si Simonin écrit son roman en parler populaire truffé d’argot des truands parisiens, Michel Audiard (dans le documentaire déjà cité) se défend d’écrire ses dialogues en argot : en fait, il écrit dans un langage mixte. Il a bien repéré que l’argot et le style caïd offrent un langage autoritaire, une manière de parler des chefs qui veulent s’imposer, avec l’aide du rire : il faut mettre les rieurs de son côté. L’illustre « scène de la cuisine » est sans doute la séquence où ce système fonctionne le mieux avec des comédiens ultra-brillants. On y compte deux génies hors normes (Bernard Blier et Francis Blanche), un acteur utilisé (de son plein gré ?) de façon décalée (Lino Ventura) et deux très bons seconds rôles (Robert Dalban et Jean Lefebvre). Ces acteurs disent sur le ton du film de suspens un dialogue hilarant plein de réminiscences : la colonisation, la guerre, les lucratifs trafics frauduleux, enfin les exploits guerriers et sexuels symbolisés par cette activité « d’homme » : l’absorption d’une « drôlerie » qui rend aveugle en guise de rite initiatique archaïque pour être accepté chez « les Hommes » …  Audiard y injecte de petites doses de préciosité et d’argot — assez pour retrouver les effets mots d’auteurs à la Simonin, mais pas trop, car il ne faut pas égarer les caves du ciné du samedi soir. Ceux-ci ne comprendraient pas des dialogues trop proches de ceux des romans d’origine : voilà une nouvelle édulcoration. Alors, …

 

… Ça marche ?

 

… oui, ça marche ! oui, on rit, mais c’est la seule séquence qui atteint à cette réussite. Il y a quelques autres séquences qui amusent. Je considère qu’il y a une séquence vraiment très forte, car Bernard Blier/Raoul Volfoni y compose une tête, hallucinante et monstrueuse, de maquereau doucereux, quand il encourage la « nièce » à une « carrière internationale », et à entreprendre des « voyages », en « Égypte, par exemple, c’est pas commun, ça, l’Égypte  » où « l’artiste est toujours gâtée » — je suppose que la jeune actrice allemande ne comprend rien à ce qu’on lui raconte : de toute façon, la séquence est très découpée et l’actrice est doublée. Il y a aussi la très bonne scène burlesque de fusillade avec des pistolets à silencieux quand il faut laisser dans l’ignorance le père aristocrate qui vient demander la main de la jeune fille pour son fils ; c’est astucieux (et Pierre Bertin fait un numéro de cabotin extra), mais il faut décoder : pour ces truands, tout pétris d’idéologie de garde-chasse, s’allier avec l’aristocratie (les anciens maîtres), c’est le summum de la réussite ! Plus réac, tu meurs

Mais, à côté de ces réussites, que voit-on ? Une histoire d’héritage entre truands, ce qui entraîne une série de règlements de compte entre concurrents. Ce thème vient directement du livre de Simonin qui ne raconte, le plus souvent, que ce genre de choses. Et c’est là que je vois la limite de ses romans : ce ne sont pas de grands romans. D’abord, l’écriture est très homogène : on a l’impression que tout est mis au même niveau, sans décalage, ni recul (comme dans les romans de Queneau, par exemple) ; on ressent une totale identité entre l’idéologie du héros-narrateur et de celle de l’auteur. Ensuite, cette écriture est mise au service d’histoires de règlements de compte et de situations de conflits sans grands intérêts. Les personnages, et les relations entre eux, ne nous touchent absolument pas. L’usage constant de clichés (racistes, etc.) finit par exaspérer. Le film de Becker, Touchez pas au Grisbi, doit une partie de sa réussite à la qualité de la relation humaine entre Max/Jean Gabin et Riton/René Dary — qualité qu’on ne trouvait pas dans le roman d’origine. Enfin, seuls moments un peu accrocheurs dans Grisbi or not grisbi : quand « Florence » tient tête à « Max » (dans le film, elle a disparu). Bref, ces romans de Simonin intéressent et amusent un temps, grâce à leur écriture, mais ils finissent par lasser …

Il y a des problèmes de ce genre avec Les Tontons flingueurs. Propre au film, il y a l’histoire de la nièce, de ses amours avec un jeune compositeur d’origine aristocratique (où Claude Rich fait évidemment merveille), et de ses fréquentations avec des jeunes. Or je vois trop de clichés niaiseux — j’énumère. La guerre féodale entre nos héros et une « tante », boche de surcroit ! Les relations machistes entre des mecs et des femmes dévalorisées ! Ces scènes où des vieux ridiculisent des jeunes … Que des clichés s’appuyant sur un fond profondément réactionnaire ! Que peuvent bien penser les femmes et les jeunes devant certaines séquences ? Le rire excuse-t-il tout ? Et d’où vient ce rire ?

Voilà. Je pense que, du point de vue cinéphiliques qui est celui que je veux adopter ici, ces illustrissimes Tontons flingueurs est un film inégal. Oui, depuis Le Monocle Noir, Lautner est peut-être le seul auteur de films de divertissement à avoir réussi le difficile mariage du film noir et de la comédie, et Les Tontons flingueurs est une des rares réussites du cinéma français dans ce genre. Oui, il y a quelques excellentes séquences. Mais, ce film dure une heure trois quarts. Il y a des tunnels. Les scènes de règlements de compte sont ennuyeuses — sauf les instants où sont introduits des gags burlesques. Et vous, spectateurs sensibles, la mièvre histoire d’amour entre la nièce d’un truand et son aristocratique compositeur, vous touche-t-elle vraiment ? Ne trouvez-vous pas que manquent des personnages féminins forts ?

Lautner a réussi une vraie grande comédie policière d’humour noir, mais c’est sans Albert Simonin — et Michel Audiard y est juste un collaborateur des dialogues. C’est Des pissenlits par la racine, d’après Clarence Weff, un auteur-scénariste-dialoguiste à redécouvrir : Y a un cadavre dans la contrebasse !

 

(à suivre)

 

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