Les cinquante ans du Tropicalisme

 

Le Tropicalisme, dont on commémore cette année les cinquante ans, fut un mouvement culturel brésilien qui émergea en 1967, pendant la période de la dictature militaire (1964-1985), et qui aspirait à révolutionner son époque.

 

Sur le plan musical, les figures les plus marquantes ont été Caetano Veloso, Gilberto Gil, Gal Costa, Maria Bethânia, Chico Buarque, Tom Zé.

Elles se sont attaquées aussi bien à la dictature de droite qui sévissait dans le pays qu’à la gauche intellectuelle de ces années-là. Sur le sillage du Mouvement moderniste des années 20, en particulier du « Manifeste cannibaliste » d’Oswald de Andrade (1928), il était question pour ces artistes de valoriser les racines brésiliennes, tout en les faisant cohabiter avec les influences internationales de l’époque. Les textes de leurs chansons, habilement construits sur des jeux de métaphores susceptibles de franchir l’obstacle de la « censure », étaient empreints à la fois de surréalisme poétique et d’ironie caustique et poignante. Du point de vue du son, les Tropicalistes ont réussi à créer un mélange pour le moins original, qui renvoyait aussi bien à la samba ou au « baião » du Nordeste, qu’au rock psychédélique ou aux avant-gardes européennes. Ils ont profondément marqué la Musique Populaire Brésilienne (MPB).

 

Un court développement…

 

L’année 1955 marque l’avènement de la Bossa Nova.

Juscelino Kubitschek est alors le président d’un pays qu’il souhaite faire « avancer de 50 ans en 5 ans ». La ville de Brasilia, « la capitale de l’espérance » selon les termes d’André Malraux, est inaugurée en 1960, après avoir été construite de toutes pièces en seulement quatre ans. La Bossa Nova, avec des artistes tels que João Gilberto, Vinicius de Moraes, Tom Jobim, Nara Leão, …, issus pour la plupart d’une classe bourgeoise, donne alors du Brésil une image idyllique, en accord avec l’optimisme de l’époque. Ce style de musique triomphe sur la scène nationale et internationale. Le film « Orfeo Negro », primé à Cannes, fait connaître la mythique chanson « Manhã de Carnaval », de Luiz Bonfá. Aux États-Unis, Frank Sinatra, Stan Getz, Quincy Jones,…, investissent le jazz des harmonies de la Bossa. C’est en 1963 que « Garota de Ipanema », de Jobim et Vinicius de Moraes, est interprétée par Astrud Gilberto et Stan Getz : « The girl from Ipanema » reste encore de nos jours l’une des chansons les plus écoutées dans le monde.

 

La fin de la présidence de Kubitschek, en 1961, donne à voir une réalité bien moins merveilleuse. La pauvreté n’est pas résorbée. Les drames humains sous-jacents à la construction de Brasilia, soulignés sur notre site, mettent fin à l’utopie d’une époque. La Bossa Nova, symbole de ces années idéalement prospères, est à la fois admirée et rejetée.

 

La dictature militaire instaurée après le coup d’État du 1er Avril 1964, accompagnée de l’inéluctable répression, déclenche, chez les artistes les plus politisés, la nécessité d’une forme de résistance. Certains « Bossa-Novistas » s’engagent alors sur de nouveaux textes, censés défier la censure : la Musique Populaire Brésilienne (MPB) émerge, parfois à contre-courant du style Bossa.

 

Dans la région économiquement défavorisée du Nordeste, berceau de la culture brésilienne, un collectif d’artistes, formé à l’Université de Bahia, va alors réaliser de nouveaux exploits sonores et textuels. Géographiquement situé au cœur des thématiques afro-brésiliennes (le Nordeste fut, au XVIe siècle, la région d’accueil des premiers esclaves africains), le groupe formé par Caetano Veloso, Gilberto Gil, Gal Costa, Maria Bethânia et Tom Zé, se laisse influencer aussi bien par Jorge Amado que par Proust, Joyce, ou encore Godard ou Fellini, est sensible aussi bien au baião de Luiz Gonzaga qu’au jazz de Billie Holiday ou Chet Baker, écoute le rock’n roll de Chuck Berry ou le rock psychédélique des Beatles, … Ce groupe contient en son germe les futurs Tropicalistes.

 

 

 

 

En effet, lors du festival de la chanson sur TV Record en 1967, Caetano Veloso et Gilberto Gil décident de présenter leur nouvelle musique sous le nom de « Son universel ». Précisons que, dans un climat dictatorial de violence et répression, les festivals de musique télévisés représentent une issue culturelle pour nombre de Brésiliens et bénéficient d’un véritable engouement national. Nos deux artistes bahianais y sont alors accompagnés, en particulier, par le chef d’orchestre Rogério Duprat, et par un jeune groupe de São Paulo, « Os Mutantes », dont font partie Rita Lee et les deux frères Arnaldo et Sérgio Dias. Leur intervention est un choc pour le public : « L’introduction des instruments électriques dans la musique brésilienne, jusqu’alors acoustique, les nouveaux costumes faits de plastique, les cheveux hirsutes des artistes, et leurs prestations scéniques agressives, contrastant radicalement avec la guitare acoustique et la quiétude de la bossa nova, furent les éléments qui changèrent fondamentalement le cours de la musique populaire brésilienne », écrit le critique musical Tárik de Souza dans la préface de l’ouvrage Grandes nomes : Caetano.

 

 

 

 

Le morceau « Tropicália », de l’album que Caetano Veloso sortira cette même année, donnera le nom au mouvement. Comme précisé lors de la séance d’écoute musicale dans la Médiathèque de Vincennes en Juin 2016, ce titre s’inspire d’une œuvre d’Hélio Oiticica, jeune artiste d’avant-garde : une favela est recréée dans une pièce, au milieu de laquelle sont disposées une cabane et une télévision. Dans ce mélange de modernité et d’archaïsme, Caetano Veloso voit l’image du Brésil moderne. Les paroles de la chanson « Tropicália », évoquent « un monument géant avec, à l’intérieur, un enfant mort qui sourit et tend la main »…

 

En 1968 débute la période la plus répressive de la dictature militaire brésilienne.

Les médias s’intéressent de plus près aux Tropicalistes.

À la suite des événements à Paris de Mai 68, Caetano Veloso chante, à Rio, « É proibido proibir » (« Il est interdit d’interdir »). Les cheveux longs, il porte un costume en plastique vert et des fils électriques en guise de collier.

Plus radicaux que la gauche classique, les Tropicalistes commencent à déranger fortement le pouvoir en place et seront vite réduits au silence. Leurs derniers shows auront lieu au mois d’octobre 68. Effectivement, le 13 décembre 1968, le redoutable Acte institutionnel n°5 (AI-5), que nous mentionnons dans notre article sur la dictature militaire brésilienne, invalide tous les droits civils et rend illégale toute opposition politique. Caetano Veloso et Gilberto Gil sont arrêtés et emprisonnés deux mois à l’isolement, puis assignés à résidence. On leur demande en 1969 de quitter le Brésil. Ils partent alors en exil en Angleterre.

 

Le son tropicaliste continuera cependant à influencer la musique brésilienne, notamment par l’intermédiaire de Gal Costa, la plus jeune de l’ancien mouvement, qui va devenir une immense star de la MPB.

 

 

Gal Costa, « Índia »

 

 

Sortie en 1973, la couverture de ce disque de Gal Costa représente bien plus qu’un choix sexy.

Gardienne au Brésil de la flamme « tropicaliste » pendant l’exil européen de ses amis musiciens, Gal Costa décide de superposer au bikini porté sur les plages cariocas le costume traditionnel indien. Geste politique osé et réfléchi, il fait écho à la riche histoire de l’identité brésilienne.

 

Depuis les années 90 en particulier, une nouvelle vague mélangeant la samba et le funk, les percussions traditionnelles et le heavy-metal, secoue la MPB, qui continue à défier toute tentative de classification. On peut dire que le Tropicalisme marque toujours les nouvelles générations, à l’étranger également, surtout par son esprit de « cannibalisme musical ». En font partie des artistes comme Carlinhos Brown, Lenine, Marisa Monte, … Bien ancrés dans la réalité moderne, ils prolongent l’esprit d’ouverture et de liberté préconisé par le Tropicalisme. Grâce à eux, et à travers eux, ce mouvement si bref reste toujours vivant dans le Brésil tourmenté d’aujourd’hui. Raison de plus pour lui rendre hommage.

 

 

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Plus d’éléments sur :

  • Le son du Brésil, Chris McGowan & Ricardo Pessanha, éd. Lusophone, Paris 1999.
  • « Le Tropicalisme, son héritage dans la Musique Populaire Brésilienne, et au-delà », Séance d’écoute musicale Juin 2006, Espace Musique, Médiathèque Coeur de Ville, Vincennes.

 

 

 

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