Extraits des textes fondateurs sur le Brésil (5)

Michel de Montaigne – Essais

 

Les textes fondateurs sur le Brésil qui ont fait jusqu’ici l’objet de notre choix ont mis en relief le projet D’Henri II, soutenu par l’Amiral de Coligny, de créer une « France antarctique » au Brésil, qui serait un refuge pour les huguenots, menacés, déjà en 1555, de graves persécutions.

Le Chevalier de Malte Nicolas de Villegagnon est donc chargé de la réalisation de cette entreprise sur la Baie de Guanabara, à Rio de Janeiro. André Thevet l’accompagne dans son expédition, mais regagne la France en ayant à peine mis le pied sur les nouvelles terres. Cela ne l’empêche pas de se présenter comme grand connaisseur des paysages tropicaux et des mœurs indigènes, dans un récit aussi savoureux que controversé (voir dans ce site Le Brésil d’André Thevet – Les Singularités de la France antarctique). En pleine crise spirituelle, Villegagnon fait en 1556 appel à Calvin, qui lui envoie des ministres protestants et des artisans, dont fait partie Jean de Léry. Les querelles d’ordre théologique prenant alors une ampleur démesurée au sein de la colonie, ce jeune cordonnier, avec quelques compagnons, cherche refuge au sein des « sauvages ». Quelques années plus tard, voulant réfuter les calomnies de Thevet, Jean de Léry publie son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil. Ayant entre-temps connu en France les horreurs de la Saint-Barthélémy, il tourne alors un regard empreint de nostalgie, de tendresse et de tolérance vers ces peuples anthropophages (voir sur ce site la présentation concernant l’ouvrage de Léry).

Les débats et les polémiques autour des Amérindiens du Nouveau Monde ne cessent de se multiplier en Europe. À l’horreur suscitée par leur cannibalisme s’oppose le récit des cruautés qui leur sont infligées par les colons. Pour la France, le Nouveau Monde reste affaire d’État. Malgré l’échec de Villegagnon, la « France antarctique » inspire peu de temps après la non moins éphémère « France Équinoxiale », autour cette fois de la ville de São Luís, de l’actuel Etat du Maranhão.

Afin de démontrer et de consolider les liens politiques et religieux avec cette nouvelle « colonie » française, des ambassadeurs tupinambas de cette région du Nord-Est brésilien viennent alors en France, accompagnés des Sieurs de la Ravardière et de Razilly, que la reine régente Catherine de Médicis avait nommé « Lieutenants du Roi de France en l’île de Maragnan ».

En 1562, âgé de 29 ans, Michel de Montaigne rencontre à Rouen les trois Brésiliens présentés au roi Charles IX.

 

 

         (photo aimablement cédée par Vilton Soares, habitant de Saint-Louis du Maragnan)

 

 

Le philosophe en fera référence plus tard dans ses Essais : « Je parlai à l’un d’eux fort longtemps ; mais j’avais un interprète qui me suivait mal et qui était si incapable de comprendre mes idées à cause de sa bêtise, que je ne pus guère en tirer de plaisir ». Ces festivités autour des Amérindiens détachés de leur contexte environnemental et contraints de participer aux cérémonies catholiques solennelles ont eu comme but de faire valoir aussi bien l’action des missionnaires français dans le Nouveau Monde que le projet politique de la France de construire une communauté catholique universelle. C’est cette prétention que Montaigne va dénoncer. Elevé pourtant dans l’éducation catholique, il saura souligner dans ses Essais « Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands ». À une époque où tout écart idéologique conduisait facilement au bûcher, la liberté de conscience plaidée par l’humaniste est particulièrement courageuse. Dans son rejet de « tout critère absolu dont une culture pourrait s’autoriser pour en juger une autre », il nous offre, comme l’avait fait Léry, une leçon d’acceptation de l’Autre, une authentique leçon d’antiracisme : « À vrai dire, il semble que nous n’ayons d’autre critère de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et des usages du pays où nous sommes », ose-t-il faire remarquer dans le chapitre « Des Cannibales » de ses Essais.

Les Amérindiens anthropophages fournissent au philosophe un prétexte pour soulever un questionnement critique sur la société dite « civilisée », lorsqu’elle est confrontée à celle des « barbares » du Nouveau Monde. Prenant donc comme prétexte la « barbarie » dont ses contemporains accusent les Indigènes, le philosophe s’autorise à dénoncer fermement la torture pratiquée par les Européens, qui, contrairement aux « cannibales », depuis longtemps avaient quitté l’âge d’or de communion avec la nature.

On doit à Montaigne le mythe du « bon sauvage ». L’européocentrisme est remplacé chez lui par des critères dictés par une éthique propre aux auteurs grecs qu’il connaît en profondeur. Avec une objectivité teintée d’empathie, il essaie de regarder les mœurs des « cannibales » avec respect. Il leur prête des valeurs qui sont les siennes, comme la tolérance, l’humour, l’absence d’avidité, l’honneur, le courage face à la mort : « C’est une chose étonnante que la vigueur de leurs combats, qui ne finissent jamais que par la mort et l’effusion de sang ; car pour la déroute et l’effroi, ils ne savent ce que c’est ». S’il nous offre un portrait mythifié de l’Indien, Montaigne reconnaît surtout l’altérité des peuples inconnus.

Son œuvre, écrite entre 1572 et 1592 (année de sa mort), après qu’il ait abandonné sa carrière de magistrat, est dense, libre et originale. Les quelques extraits ici choisis signent, comme le reste de ses textes, une pensée détachée le plus possible de tout système ou préjugé. Parfois indignée, souvent ironique, elle est avant tout lucide et subtile.

En 1676, les Essais sont mis à l’Index des livres interdits par les catholiques romains (Index Librorum Prohibitorum).

 

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Extraits tirés de « Des cannibales », dans Essais, Livre I, Paris, Éditions Ellipses, 1994 :

 « Or je trouve […] qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en ce peuple, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas conforme à ses usages ; à vrai dire, il semble que nous n’ayons d’autre critère de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et des usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, le parfait gouvernement, la façon parfaite et accomplie de se comporter en toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature, d’elle-même et de son propre mouvement, a produits : tandis qu’à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. […] Rien ne justifie que l’artifice soit plus honoré que notre grande et puissante mère Nature. »

[…]

« Ces peuples me semblent donc barbares, dans le sens où ils ont reçu fort peu de formation intellectuelle, et ils me semblent encore fort proches de leur nature originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est à un état si pur, qu’il m’arrive de regretter qu’ils n’aient pas été connus plus tôt, du temps où il y avait encore des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Je regrette que Lycurgue et Platon ne les aient pas connus ; car il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces peuples surpasse non seulement toutes les peintures dont la poésie a embelli l’âge d’or et toutes ses fictions pour représenter une condition humaine heureuse, mais encore les conceptions et les désirs mêmes de la philosophie.  […] C’est un peuple, dirais-je à Platon, chez qui il n’y a aucune espèce de commerce ; aucune connaissance de l’écriture ; aucune science des nombres ; aucun nom de magistrat ni de pouvoir politique ; aucune forme de servitude, de richesse ou de pauvreté ; aucun contrat ; aucune succession ; aucun partage ; aucune occupation que de loisir ; aucune autre considération de parenté que collective ; aucun vêtement ; aucune agriculture ; aucun métal ; aucun usage de vin ou de céréale. Les noms mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avidité, l’envie, la médisance, le pardon, sont inconnus. »

[…]

« Ils ont je ne sais quels prêtres et prophètes, qui se présentent bien rarement au peuple, ayant leur demeure dans les montagnes. À leur arrivée, il se fait une grande fête et une assemblée extraordinaire de plusieurs villages […] Ce prophète s’adresse à eux publiquement, les exhortant à la vertu et à leur devoir ; mais toute leur science morale ne contient que ces deux articles : le courage pendant la guerre et l’attachement à leurs femmes. Le prophète leur prédit les choses à venir et les résultats qu’ils doivent espérer de leurs entreprises, il les incite à prendre le chemin de la guerre ou les en détourne ; mais c’est à cette condition que, lorsqu’il est défaillant dans ses prévisions […] il est haché en mille morceaux s’ils l’attrapent et condamné comme faux prophète. »

[…]

« Je ne suis pas fâché que nous constations l’horreur barbare qu’il y a dans [l’anthropophagie], mais je le suis, en revanche, que, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles pour les nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par des tortures et des supplices un corps encore plein de sensibilité […] à le faire mordre et mettre à mort par des chiens et des porcs (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre de vieux ennemis, mais entre des voisins et des concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le faire rôtir et de le manger après qu’il est trépassé. […] Nous pouvons donc bien les appeler barbares, par rapport aux règles de la raison, mais non pas par rapport à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse ; […] elle n’a d’autre rivalité chez eux que la rivalité dans le courage […] Ils ne se battent pas pour la conquête de nouvelles terres […] Ils sont encore en cet heureux état de ne désirer qu’autant que leurs besoins naturels leur ordonne […] La vraie victoire s’inscrit dans le combat, non pas dans le salut ; et l’honneur du courage consiste à combattre, non à battre. »

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Les Essais sont écrits dans un style simple et naturel, qui se doit, selon son auteur, de « vagabonder » comme son esprit (« Je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde. […] Il faut avoir un peu de folie si l’on ne veut pas avoir plus de sottise »).

S’il est certain qu’il a lu Jean de Léry, Montaigne influence à son tour des auteurs tels que Pierre Bayle, Voltaire, Diderot, Rousseau, ou encore l’abbé Prévost ou John Locke.

 

 

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