Extraits des textes fondateurs sur le Brésil (3)

Le Brésil d’André Thevet – Les Singularités de la France Antarctique (1557)

 

 Parmi les textes inauguraux de la découverte du Brésil, notre choix a porté jusqu’à présent sur la relation de Pêro Vaz de Caminha, scribe de Pedro Álvares Cabral (le navigateur portugais qui a découvert le Brésil), et sur La lettre sur le Nouveau Monde d’Amerigo Vespucci, navigateur florentin à qui l’on doit le nom de l’Amérique. Les extraits cités de ces deux documents, correspondants à deux réalités observées à deux ans de différence, nous montrent déjà une évolution concernant la perception de l’Amérindien. L’anthropophagie narrée par Vespucci ajoute à l’innocence décrite par Pêro Vaz de Caminha une part de sanguinolente cruauté. Une image hybride du Nouveau Monde se révèle à ce moment-là aux yeux des Européens. Une cinquantaine d’années plus tard, elle sera reprise sous un autre angle dans le récit du français André Thevet, que nous  aborderons à présent.

Né à Angoulême en 1504 (année estimée de la publication de La lettre sur le Nouveau Monde d’Amerigo Vespucci), le franciscain André Thevet devient aumônier du commandant en chef Nicolas Durand de Villegagnon lors de son expédition au Brésil, en 1555-1556.

Organisée par l’amiral de Coligny (plus tard chef des protestants), cette entreprise française avait pour but aussi bien de concurrencer les deux puissances catholiques ibériques et en particulier le Portugal – en s’attaquant au littoral brésilien, souvent peu occupé – que de construire une France Antarctique qui, suffisamment éloignée de la métropole, permettrait d’y héberger ceux qui pourraient menacer la France d’une guerre civile (voir nos Repères historiques et culturels dans la rubrique Divers). Villegagnon s’installe en 1555 dans la baie de Guanabara, à Rio de Janeiro, dans un îlot qui porte aujourd’hui son nom. Il y construit le Fort Coligny qui sera pris par les Portugais en 1560, ce qui met fin à cette aventure coloniale française.

André Thevet, tombé malade dès son arrivée au Brésil en 1555, est rentré en France environ dix semaines plus tard. C’est à son retour qu’il fait publier sous son nom des notes précieuses et abondantes, qui auraient été constituées, sur le terrain, lors d’une précédente navigation de reconnaissance du capitaine Guillaume Le Testu (qu’il dira avoir accompagné). La version définitive de l’ouvrage aurait par ailleurs été attribuée à Mathurin Héret, helléniste consacré, à qui seraient dues les nombreuses références à l’antiquité grecque et latine présentes au sein du récit sur le Brésil. Le but de cet étrange assemblage dans le texte aurait été, semble-t-il, de rendre compréhensible un lointain spatial, parfaitement insolite et inconnu, à l’aide d’un lointain temporel qui, faisant autorité à l’époque, était devenu un univers familier chez les Européens. Certaines habitudes des Indiens, irrecevables par l’Eglise catholique, étaient aussi neutralisées par ce même procédé.

Dans presque tous les chapitres de Les Singularités de la France Antarctique nous trouvons donc une sorte de juxtaposition d’éléments ethnographiques nouveaux et de références antiques connues. Un processus curieux s’y installe alors : en même temps que le Brésil y est expliqué par la culture helléniste, les « sauvages » nus et primitifs de ce nouveau monde incarnent pour l’Europe ses propres origines, avant que, par l’élection divine, celle-ci n’occupe un rang supérieur.

On n’a pas encore dans ce récit de Thevet la cohérence des textes ultérieurs. Il s’agit d’une sorte de catalogue hétéroclite et souvent improbable de « singularités » rassemblées sans un ordre établi, où s’alternent éloges et reproches, propres à un regard exotique (fondé sur une connaissance de surface de l’Autre et orienté selon un point de vue ethnocentrique). Celles-ci introduisent néanmoins les premiers termes du lexique de l’ethnographe. Par ailleurs, Les Singularités de la France Antarctique rompent avec la vision de l’anthropophagie en tant que simple nutrition, instaurée dans les récits précédents. On y trouve tout au moins un double modèle : à côté de l’image, probablement imaginaire, du « Cannibale » barbare, figure celle du Tupinamba de Rio de Janeiro, chez qui le même rite, motivé selon Thevet par des raisons d’ordre culturel, apparaît dépourvue d’horreur (ils mangent leurs ennemis par extrême vengeance, ce qui est « recevable » selon le code de l’honneur de la classe féodale européenne).

Comme les Cannibales, une autre figure légendaire va à la fois envoûter et repousser dans ce texte fondateur sur le Nouveau Monde : celle de l’Amazone, femme guerrière, qui a donné le nom au plus grand fleuve de la planète et à la plus vaste région du nord du Brésil. Le texte souvent mythique du premier explorateur de ce fleuve, Francisco d’Orellana (voir dans ce site L’Amazonie : un imaginaire réel, une réalité imaginaire (2) ) ), va être repris dans le récit de Thevet. Mais les Amazones américaines y seront donc «expliquées », dans un souci de neutralisation de l’insolite, par les Amazones de l’Antiquité.

 

Extraits et images tirés de Le Brésil d’André Thevet – Les Singularités de la France Antarctique (1557), édition intégrale établie, présentée & annotée par Frank Lestringant, Paris, Les Editions Chandeigne, 2011 :

 

Abordement de quelques Espagnols en une contrée où ils trouvèrent des Amazones

« Pendant que nous avons la plume en main pour écrire des places découvertes et habitées par-delà notre équinoxial, entre Midi et Portant, pour illustrer les choses et en donner plus évidente connaissance, je me suis avisé de réduire par écrit un voyage, autant lointain que difficile, hasardeusement entrepris par quelques Espagnols, tant par eau que par terre, jusques aux terres de la mer Pacifique, autrement appelée Magellanique, où sont les îles des Moluques et autres.

[…]

[A]ccompagné de cinquante Espagnols, quelque nombre d’esclaves, pour le service laborieux, et quelques autres insulaires qui avaient été faits chrétiens, pour la conduite et interprétation des langues, il fut question de s’embarquer avec quelques petites caravelles sur la rivière d’Aurelane, laquelle je puis assurer la plus longue et la plus large qui soit en tout le monde. […] Plusieurs la nomment mer douce […] Elle fut nommée Aurelane du nom de celui qui premièrement fit dessus cette longue navigation, néanmoins que paravant avait été découverte par aucuns qui l’ont appelée par leurs cartes rivière des Amazones ; elle est merveilleusement fâcheuse à naviguer, à cause des courants qui sont en toutes saisons de l’année ; et que plus est , l’embouchure difficile, pour quelques gros rochers que l’on ne peut éviter qu’avec toute difficulté. […] Au surplus, cette rivière est dangereuse tout du long pour être peuplée, tant en pleine eau que sus la rive, de plusieurs peuples fort inhumains et barbares, et qui de longtemps tiennent inimitié aux étrangers, craignant qu’ils abordent en leur pays et les pillent. Ainsi quand de fortune ils en rencontrent quelques-uns, ils les tuent sans rémission et les mangent rôtis et boullus, comme autre chair.

[…]

Lesdits Espagnols firent tant par leurs journées qu’ils arrivèrent en une contrée où se trouva des Amazones, ce que l’on n’eût jamais estimé pource que les historiographes n’en ont fait aucune mention, pour n’avoir eu la connaissance de ces pays naguère trouvés. […] L’on trouve par les histoires qu’il y a eu trois sortes d’Amazones, semblables, pour le moins différentes de lieux et d’habitations. Les plus anciennes ont été en Afrique, entre les quelles ont été les Gorgones qui avaient Méduse pour reine. Les autres Amazones ont été en Scythie près le fleuve de Tanaïs ; lesquelles depuis ont régné en une partie de l’Asie, près le fleuve Thermodon. Et la quatrième sorte des Amazones, sont celles desquelles parlons présentement.

Il y a diverses opinions pourquoi elles ont été appelées Amazones. La plus commune est pource que ces femmes se brûlaient les mamelles en leur jeunesse pour être plus dextres à la guerre. […] Les autres personnes prennent l’étymologie de cette particule A, privative, et de maza, qui signifie pain, pource qu’elles ne vivaient de pain, ains de quelques autres choses. Ce qui n’est moins absurde que l’autre : car l’on eût pu appeler, même de ce temps-là, plusieurs peuples vivant sans pain Amazones […] Les autres de A privatif et mazos, comme celles qui ont été nourries sans lait de mamelle, ce qui n’est plus vraisemblable, comme est d’opinion Philostrate ; ou bienn d’une nymphe nommée Amazonide, ou d’une autre nommée Amazone, religieuse de Diane et reine d’Éphèse. Ce que j’estimerais plutôt que brûlement de mamelles : et en dispute au contraire qui voudra.

Quoi qu’il en soit, ces femmes sont renommées belliqueuses. […] [E]lles sont séparées d’avec les hommes e ne les fréquentent que bien rarement, comme quelquefois en secret la nuit ou à quelque autre heure déterminée.  […] Elles tuent leurs enfants mâles […] ou bien les remettent entre les mains de celui auquel elles le pensent appartenir. Si c’est une femelle, elles la retiennent à soi, tout ainsi que faisaient les premières Amazones.

Elles font guerre ordinairement contre quelques autres nations et traitent fort inhumainement ceux qu’elles peuvent prendre en guerre. Pour les faire mourir, elles les pendent par une jambe à quelque haute branche d’un arbre. ; pour l’avoir ainsi laissé quelque espace de temps, quand elles y retournent, si de cas fortuit n’est trépassé, elles tireront dix mille coups de flèches ; et ne le mangent comme les autres sauvages, ains le passent par le feu, tant qu’il est réduit en cendres. Davantage, ces femmes approchant pour combattre, jettent horribles et merveilleux cris pour épouvanter leurs ennemis.

De l’origine de ces Amazones en ce pays, n’est facile d’en écrire au certain. Aucuns tiennent qu’après la guerre de Troie où elle allèrent […] sous Penthésilée, elles s’écartent ainsi de tous côtés. Les autres qu’elles étaient venues de certains lieux de la Grèce en Afrique, d’où un roi assez cruel les rechassa ».

Des Cannibales, tant de la terre ferme que des îles & d’un arbre nommé Acajou

« Puisque nous sommes venus à ces Cannibales, nous en dirons un petit mot. Or ce peuple […] est le plus cruel et inhumain qu’en partie quelconque de l’Amérique. Cette canaille mange ordinairement chair humaine, comme nous ferions du mouton, et y prennent encore plus grand plaisir. […] Voilà pourquoi les Espagnols quelquefois et Portugais leur ont joué quelques bravades […]

Ces Cannibales portent pierres aux lèvres, vertes et blanches, comme les autres sauvages […] Le pays, au surplus, est trop meilleur qu’il n’appartient à telle canaille ; car il porte fruits en abondance, herbes et racines cordiales, avec grande quantité d’arbres qu’ils nomment acajous, portant fruits gros comme le poing, en forme d’un œuf d’oie. […] Au bout de ce fruit vient une espèce de noix grosse comme un marron, en forme d’un rognon de lièvre. Quant au noyau qui est dedans, il est très bon à manger, pourvu qu’il ait passé légèrement par le feu. L’écorce est toute pleine d’huile […] La feuille de cet arbre est semblable à celle d’un poirier, un peu plus pointue et rougeâtre par le bout. Au reste, cet arbre a l’écorce un peu rougeâtre, assez amère […] Aux îles des Cannibales, dans lesquelles s’en trouve grande abondance, se servent du bois pour faire brûler, à cause qu’ils n’en ont guère d’autre, et du gaïac. Voilà que j’ai voulu dire de notre acajou, avec le portrait qui vous est ci-après représenté. »

La France Antarctique décrite par André Thevet aura donc permis une rencontre entre le Brésil et l’Occident située à mi-chemin entre rêve et réalité. A notre avis, cette situation n’a pas fondamentalement changé. Nous souscrivons donc aux mots du texte « Là où Villegagnon prit terre… La France Antarctique (1555-1556) », publié dans Le Portail de la France au Brésil (BNF) :

« Malgré son échec (ou peut-être grâce à lui), la France Antarctique place le Brésil au cœur d’une incessante modernité : l’enchantement et le désenchantement du monde, le flux et reflux entre les cultures ; l’idéal de liberté, la violence et la tolérance ; l’archaïque et le contemporain ; en somme ce « cannibale » que l’on décrit ailleurs et que chacun porte en son for intérieur ».

Nous verrons ultérieurement comment ce récit-mosaïque du cordelier André Thevet cédera sa place à des textes qui condensent en eux un système cohérent et abstrait, éloigné toutefois de toute référence ethnographique concrète.

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