Albert Camus : l’écriture au service de la vérité et de la liberté

 

 

« Chaque livre, en outre, avait une odeur particulière selon le papier où il était imprimé, odeur fine, secrète, dans chaque cas, mais si singulière que J. aurait pu distinguer les yeux fermés un livre de la collection Nelson des éditions courantes que publiait alors Fasquelle. Et chacune de ces odeurs, avant même que la lecture fût commencée, ravissait Jacques dans un autre univers plein de promesses déjà [tenues] qui commençait déjà d’obscurcir la pièce où il se tenait, de supprimer le quartier lui-même et ses bruits, la ville et le monde entier qui allait disparaître totalement aussitôt la lecture commencée avec une avidité folle, exaltée, qui finissait par jeter l’enfant dans une totale ivresse dont les ordres répétées n’arrivaient même pas à le tirer. « Jacques, mets la table pour la troisième fois. » Il mettait enfin la table, le regard vide et décoloré, un peu hagard, comme intoxiqué de lecture, il reprenait son livre comme s’il ne l’avait jamais abandonné. « Jacques, mange » il mangeait enfin une nourriture qui, malgré son épaisseur, lui semblait moins réelle et moins solide que celle qu’il trouvait dans les livres, puis il débarrassait et reprenait le livre. Parfois sa mère s’approchait avant d’aller s’asseoir dans son coin. « C’est la bibliothèque », disait-elle. Elle prononçait mal ce mot qu’elle entendait dans la bouche de son fils et qui ne lui disait rien, mais elle reconnaissait la couverture des livres. « Oui », disait Jacques sans lever la tête, Catherine Cormery se penchait par-dessus son épaule. Elle regardait le double rectangle sous la lumière, la rangée régulière des lignes ; elle aussi respirait l’odeur, et parfois elle passait sur la page ses doigts gourds et ridés par l’eau des lessives comme si elle essayait de mieux connaître ce qu’était un livre, d’approcher d’un peu plus près ces signes mystérieux , incompréhensibles pour elle, mais où son fils trouvait si souvent et durant des heures une vie qui lui était inconnue et d’où il revenait avec ce regard qu’il posait sur elle comme sur une étrangère. La main déformée caressait doucement la tête du garçon qui ne réagissait pas, elle soupirait, et puis allait s’asseoir, loin de lui. « Jacques, va te coucher. » La grand-mère répétait l’ordre. « Demain, tu seras en retard. » Jacques se levait, préparait son cartable pour les cours du lendemain, sans lâcher son livre mis sous l’aisselle, et puis, comme un ivrogne, s’endormait lourdement, après avoir glissé le livre sous son traversin. »

 

Albert Camus, Le premier homme

 

 

 

Le 7 Novembre 1913 naissait Albert Camus.

 

Il est toujours difficile de parler de quelqu’un que l’on aime, sans que l’émotion ne s’entrelace à nos paroles.

Je ne désire pas m’exprimer « savamment » sur cet écrivain, en ce jour du centenaire de sa naissance. Mon souhait est avant tout de témoigner d’une affection qui m’a formatée – puisque j’ai découvert cet auteur à mon adolescence. Si mon amour pour la France est immense, c’est qu’il m’est également arrivé de glisser des « doubles rectangles » sous mon traversin… et de rêver ce pays en rêvant de ses textes… Dans ma vie construite sur les pas des écrivains, Camus occupe une place première.

 

 

 

 

J’ai toujours profondément aimé cet auteur. Il a su me déstabiliser positivement, il a su m’interpeller, me faire porter un regard nouveau et surpris, craintif ou perplexe, sur un monde qui m’avait jusqu’ alors semblé paisible. Il m’a appris ma vulnérabilité, mon apesanteur existentielle, si j’ose dire, par rapport à l’Absurde ancré dans le quotidien de nos vies… On ne philosophe pas à 14 ans, mais on peut lire avec perplexité la narration de moments insoupçonnés où tout vacille, parfois en raison d’un détail de trop… « La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. […] À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. […] Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a  recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. » (L’Étranger) C’est le premier extrait de Camus qui a hanté mes nuits, qui a secoué ma stabilité enfantine… Tout tenait donc à un fil… que personne ne maîtrisait : ni dans un sens, ni dans l’autre. Comment se sentir à l’abri d’un « soleil brûlant » ? Comment juger ? Comment se défendre, lorsque le vrai n’est pas recevable ?

 

 

Plus tard vint La Chute et à nouveau une extraordinaire secousse… La lucidité y apparaît comme un jeu terrible : j’en ai été bouleversée. Le moment sans doute de rappeler ces mots de Camus : « Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite. Le monde n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme… À partir du moment où elle est reconnue, l’absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes. »

 

C’est là qu’apparaît le « cycle de la révolte », avec La Peste, L’Homme Révolté, Les Justes,… : « la première et la seule évidence qui […] soit donnée à l’intérieur de l’expérience absurde, est la révolte », affirme l’écrivain. « La complicité et la communication découvertes par la révolte ne peuvent se vivre que dans le libre dialogue. Chaque équivoque, chaque malentendu suscite la mort ; le langage clair, le mot simple, peut seul sauver de cette mort. […] Le dialogue à hauteur d’homme coûte moins cher que l’évangile des religions totalitaires, monologué et dicté du haut d’une montagne solitaire. […] Tout révolté, par le seul mouvement qui le dresse face à l’oppresseur, plaide donc pour la vie, s’engage à lutter contre la servitude, le mensonge et la terreur et affirme, le temps d’un éclair, que ces trois fléaux font régner le silence entre les hommes, les obscurcissant les uns aux autres et les empêchent de se retrouver dans la seule valeur qui puisse les sauver du nihilisme, la longue complicité des hommes aux prises avec leur destin. » (L’Homme Révolté)

 

 

C’est justement dans le « refus de mentir sur ce que l’on sait » et dans la « résistance à l’oppression » que Camus enracine son métier d’écrivain.

Je vous invite donc à (ré)écouter l’intégralité de son discours de réception du Prix Nobel de littérature le 10 décembre 1957. Touchant à l’essentiel de l’homme, les réflexions de Camus restent bien sûr d’actualité. En voici un extrait :

 

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. »

 

 

Si, comme Albert Camus lui-même, je n’ai jamais pu renoncer à la lumière et au bonheur d’être, je remercie du fond du cœur cet écrivain extraordinaire qui m’a fait comprendre que nous devons accepter de fuir, plutôt que de vivre hypocritement en de faux refuges. Que, malgré nos défaillances, nous devons toujours marcher, péniblement mais résolument, vers la vérité et vers la liberté.

 

 

Parfum d’encre


 

 

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