Un cave peut-il flinguer Les Tontons flingueurs ? Albert Simonin, Georges Lautner, Michel Audiard, Clarence Weff et Cie (5) Y a un cadavre dans la contrebasse

Cinquième (et dernier) épisode. Après une guérilla à propos d’icones cultes du ciné français j’ai proposé un éloge cinéphilique du film maudit de Georges Lautner, Des pissenlits par la racine. A côté de deux acteurs nouveaux chez Lautner, Mireille Darc et Louis de Funès, apparaît un météore, Clarence Weff, romancier, scénariste, dialoguiste (« en collaboration avec » Michel Audiard) — un auteur à redécouvrir ?

 

Lautner et la critique cinéphilique — (2) … Lune de miel (suite et fin) et divorce

 

La rencontre de la critique cinéphilique et du cinéaste commercial a duré peu de temps. Lautner a fait des déclarations plus ou moins tardives sur son mépris de la critique, mais en 1965 (donc à sa grande époque), quand les Cahiers du Cinéma publient un gros dossier sur les cinéastes français, ils posent « Sept questions aux cinéastes », parmi eux : Bresson, Clair, René Clément, Clouzot, Godard, Resnais, Truffaut, et … Lautner ! Ce « cinéaste commercial », a non seulement été sollicité, mais il répond très sérieusement. Ainsi à la dernière question (« Que pensez-vous de l’avenir immédiat […] du cinéma français ? »), Lautner s’explique de façon détaillée, aussi je recopie quelques lignes qui définissent bien ses ambitions de cinéaste-artisan :

Je ne pense pas. Je rêve. Je rêve de salles de cinéma grandioses, propres, climatisées, où on verrait l’image telle qu’elle a été tournée, où on entendrait le son tel qu’il a été enregistré et où la couleur ne serait pas le privilège des annonceurs publicitaires.

Le mode de fonctionnement de Lautner avait paradoxalement bien des points communs avec celui de la Nouvelle Vague : il a commencé par faire des films à très petits budgets. Il aimait filmer de façon souple, avec un montage rapide, dynamique — sans ce statisme qu’on voit, par exemple, dans les films de Gilles Granger avec Jean Gabin. Justement, à ses débuts, Lautner, ne voulait pas tourner avec Gabin, la star statique qui imposait son équipe technique. Lautner voulait travailler avec sa propre équipe — plus tard, Lautner pourra imposer son équipe pour Le Pacha, mais nous serons alors en 1968, après la période intéressante du cinéaste. En revanche, Lino Ventura, lui, aimait la dynamique et les mouvements improvisés ; il s’entendait bien sur ce point avec Lautner et le directeur de la photographie Roger Fellous. Au début des années soixante, Lautner est donc synchrone avec le meilleur cinéma de son temps. C’est pourquoi je me demande si l’évolution de Lautner après ses réussites des années 1961-1965 n’est pas due, le succès venant, à des conditions de production plus riches, mais plus encadrées ; elles auraient écrasé ses talents artistiques.

Aussi, la rencontre de la critique cinéphilique et de Lautner n’allait pas durer. En février 1965, lors de la sortie des Barbouzes, des critiques cinéphiles (Robert Benayoun, qui avait pourtant massacré Des Pissenlits, Jacques Rivette et Jean-Louis Commolli que nous retrouverons bientôt) ont reçu le film, non comme un chef-d’œuvre, mais comme un film intéressant. Et c’est un membre historique des Cahiers du cinéma, Jean Narboni (auteur de livres sur Godard, Rohmer, Renoir, Chaplin…) qui a rédigé la critique des Barbouzes. Ce film est aujourd’hui encore très apprécié par la public, mais il présente des défauts : en 1965, Narboni appréciait sa « volonté assez originale de mêler la préciosité à la truculence, l’intellectualisme au commerce [j’abrège], bref d’inscrire ses règlement de compte dans une atmosphère de « fête galante ». » Le critique louait aussi la création du personnage féminin, joué par Mireille Darc, dont on ne sait pas si c’est une « gourde » ou une rouée qui « roule tout son monde ». Le film, selon le critique, aurait donc dû être le meilleur film de Lautner, avec Des Pissenlits par la racine (ce film sert donc de référence), grâce au savoir faire de l’auteur : « efficacité, sens parodique, goût de l’ellipse, humour [j’abrège encore] », mais « au bout d’un certain temps, le film commence à lasser ». Voici les arguments de Narboni en 1965 : le scénario devrait aller en s’amplifiant constamment vers de plus en plus de délire et de grotesque, or il ne tient ce rythme que (environ) la moitié du film. Après, il y a trop de répétitions, et le spectateur n’est plus surpris : c’est le grand défi des films burlesques, il faut énormément de gags inattendus. Or l’apparition des premiers Chinois amuse, certes, mais l’accumulation arbitraire d’armées de Chinois finit par tuer l’intérêt. Ces arguments sont analogues à ceux qu’aujourd’hui j’applique moi-même aux Tontons flingueurs. Le critique finit cependant sur une note favorable en montrant que Lautner a su jouer avec un genre et avec sa parodie.

Cette rencontre entre la critique cinéphilique et Lautner va bientôt s’achever. Galia reçoit un accueil mitigé. Dans Les Cahiers de mars 1966, son unique défenseur, Michel Delahaye, lui trouve quelques mérites, mais je retiendrai ses restrictions : un scénario à la fois « trop ou pas assez bâti » (bref : mécanique et pas assez riche) où « Galia [est] trop ou pas assez libre » ; sa conclusion : « quelques beaux éclats », mais il n’a pas « trouvé le scénariste-complice idéal ». La condamnation finale par la critique cinéphilique arrive dans un dictionnaire du « nouveau cinéma français » de février 1967 qui s’intéresse à la production cinématographique des années 1965-1966, période pendant laquelle Lautner a tourné Les bons vivants, Galia, Ne nous fâchons pas, La Grande sauterelle. Si la notice consacrée à Lautner reconnaît encore une « certaine nervosité dans Galia », sa mise en scène est devenue très lourde. Surtout : le cinéaste, doué pour le burlesque et l’humour noir,  s’est tourné vers le « sérieux » et il tient le discours « le plus éculé » sur « la femme moderne » — or le thème de la femme moderne est au cœur des thématiques des cinéastes cinéphiliques de la Nouvelle Vague : Jean-Luc Godard (Une femme est une femme, 1961), Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, 1962), François Truffaut (Jules et Jim, 1962) : c’est donc un sujet sensible. Le divorce entre la critique cinéphilique et Lautner est alors quasi-total, et aujourd’hui il n’y a plus que quelques critiques subtilement pervers pour faire l’éloge de son « hippy » Route de Salina de 1969. Depuis Lautner a pu prendre la posture de celui qui a toujours été en guerre contre les cinéastes de la Nouvelle Vague — mais il ne faut pas confondre la vérité historique, et le discours reconstruit après coup, discours devenu aujourd’hui une mythologique répétée par trop de chroniqueurs.

 

Le météore Clarence Weff — « le scénariste-complice idéal » ?

 

Ce rappel historique avait deux buts. Le premier but : montrer que la critique cinéphilique n’était pas une « critique intellectuelle » opposée au « cinéma commercial ». Les Cahiers du cinéma, par exemple, ont toujours défendu les films (très commerciaux !) d’Alfred Hitchcock ou Howard Hawks, de Sacha Guitry ou de Marcel Pagnol. Et ils ont toujours massacré les films d’Alain Robbe-Grillet — on lit parfois le contraire sous la plume de chroniqueurs… on jugera ainsi de leurs compétences… En effet, pour la critique cinéphilique, seul compte le talent de l’artiste. Le second but : il existe des genres cinématographiques où il faut un accord profond entre le talent d’un cinéaste et celui de son scénariste. Le genre où Lautner a été le meilleur (le mélange de polar et de burlesque, avec de l’humour noir) exige un scénario avec des épisodes qui s’enchaînent vite, implacablement, et beaucoup d’idées de gags. Lautner l’avait trouvé avec Clarence Weff, auteur du roman (Y avait un macchabée) et co-scénariste de Des pissenlits par la Racine. 

Mais qui est Clarence Weff ? un météore ? Sa page Wikipédia ou sa fiche dans l’Internet Movie Data Base (professionnelle) nous le présentent comme un scénariste et romancier d’origine italienne ayant principalement écrit six romans publiés par la série Noire sur une courte période, entre 1958 et 1965 (un septième roman paraîtra … 30 ans plus tard !). Pendant cette même période (entre 1960 et 1965) il est également scénariste pour deux films de divertissement policier italiens, joués par un acteur qui était très populaire en ces temps-là, l’Américano-français Eddie Constantine — l’un de ces deux films avait comme co-scénariste Sergio Corbucci, dont le nom dit peut-être quelques chose aux jeunes cinéphiles, car il est l’auteur du Django de 1966 qui vient de subir (en 2013) un remake à succès filmé par Quentin Tarentino. Clarence Weff semble donc avoir été, durant quelques années, un de ces artisans, très nombreux, qui œuvraient au sein de l’industrie de divertissement, en tant qu’auteur, romancier et scénariste.

Il y avait alors de nombreux auteurs de romans policiers de divertissement, comme l’anglais Peter Cheney qui avait créé le personnage du détective « Lemmy Caution » (La Môme vert-de-gris adapté au cinéma en 1953) interprété, justement, par Eddie Constantine, ou le Français Jean Bruce et son « agent OSS 117 » (à partir de 1949), remis au goût du jour récemment par Michel Hazanavicius et Jean Dujardin. Le succès de ces séries (romans et films) a été énorme. Je les ai toujours considérés avec distance, mais le succès crée des mythes, et Eddie Constantine avait de la présence, aussi Jean-Luc Godard ressuscite « Lemmy Caution » dans son film Alphaville (1965). Quand Clarence Weff écrit ses romans, ce genre populaire est en pleine extension, et quand je lis L’abominable homme des douanes (1958) ou Y avait un macchabée … (1962), il me paraît évident que Clarence Weff écrit des parodies échevelées. Je ne sais pas s’il a vu des près les gangsters marseillais (du premier roman cité) ou les truands londoniens (du second), mais le premier personnage qui apparaît dans Cent briques et des tuiles (1964) s’appelle … Justin ! Je suis donc sûr qu’il avait vu Justin de Marseille le film de Maurice Tourneur et Carlo Rim de 1935, toujours appréciés par des critiques. Pour moi, ce film n’est ni un « polar » (pas assez rythmé, pas assez dur), ni une comédie (pas assez drôle), cependant, cette histoire de gangs de truands qui s’entretuent (comme chez Simonin) pour avoir le monopôle du trafic de la drogue (la « french connection » passe par Marseille) dit la vraie vérité sur les activités de ces « honorables entrepreneurs » (la drogue est toujours niée chez Simonin et ses adaptateurs).

Dans L’abominable homme des douanes, Clarence Weff reprend le thème de Justin de Marseille et se livre à une parodie effrénée de son genre : le « tueur américain sans pitié » est un pauvre douanier qui est embarqué par erreur et qui est d’un laconisme total (il ne connaît pas l’anglais) … ce qui le rend terriblement convainquant et séduisant ! Ça ne se lit pas vraiment comme un roman (les personnages n’ont aucune épaisseur), mais comme une comédie burlesque où les épisodes très inventifs — avec retournements et gags — se succèdent à toute vitesse — et avec un humour noir qui se déchaîne aux dépens des truands marseillais trafiquants de drogue. On voit un scénario idéal pour Peter Sellers et Blake Edwards (la première Panthère rose date de 1963). Il y a une telle pénurie de bons scénarios pour les comédies policières françaises que je ne comprends pas pourquoi il n’a pas été adapté au cinéma. Heureusement, Y avait un macchabée…, transplanté à Paris, est devenu l’excellent Des pissenlits par la racine : pour une fois, Lautner avait trouvé le « le scénariste-complice idéal ». Pourquoi ne l’a-t-il pas gardé ?

 

Y a un cadavre dans la contrebasse !

 

La comparaison du film et du roman est instructive car le ton n’y est pas exactement le même. Le roman a imaginé tous les personnages, toutes les situations du film — et même une grande partie des dialogues, y compris la réplique-culte (car ce film maudit a ses admirateurs) : « Y a un cadavre dans la contrebasse ! » hurlée par une folle qui a tout vu, mais que personne ne prend au sérieux, pas même les flics. Le film transporte, sans aucune difficulté, les truands londoniens à Paris ; l’adaptation (par Lautner, Weff et Kantof) resserre l’histoire pour en tirer un récit vif et rapide. Surtout, il développe le thème du « MacGuffin » — derrière le cadavre et le ticket de tiercé à retrouver, il y a la femme à conquérir —, ce qui donne un sens au film. Au contraire, il me semble que Clarence Weff avait écrit un roman où le déroulement implacablement « logique » du scénario est au service d’une philosophie de l’absurde très années cinquante — j’énumère : Sartre, Camus, Beckett, Ionesco, Vian … et au cinéma : Le Salaire de la peur de Clouzot. Dans le roman de Clarence Weff, le « MacGuffin » reste inaccessible, aussi toute cette course-poursuite burlesque n’a aucun sens

Je viens de faire référence au « théâtre de l’absurde », mais c’est une cruelle parodie de Jean Anouilh (qu’on recherche dans cette chronique la définition de la « colombe ») que l’on peut lire dans le roman de Weff :

Je veux, sur ton visage, revoir, la pâleur du lys frémissant et la blancheur frémissante de l’aile de la blanche colombe. Oh ! Colombe !

(Vachement littéraire.)

Deux autres romans de Clarence Weff ont été adaptés au cinéma : Cent briques et des tuiles (1964) et Mince de Pince (1958). Le premier a été filmé par Pierre Grimblat en 1965 ; ce cinéaste est surtout connu pour Slogan (la rencontre de Serge Gainsbourg et Jane Birkin) et comme un très important producteur de séries télévisées (exemple : Navarro). En 1983, longtemps après la grande période de Weff, un étonnant revival a lieu : on découvre que Clarence Weff s’appelle en réalité Alexandre Valetti et qu’il est le père de Serge Valetti, acteur, auteur de théâtre très estimé et directeur d’une collection spécialisée chez L’Atalante. Sous le titre Balles perdues, Serge Valetti adapte le premier roman de son père, Mince de Pince, qui est une ébouriffante comédie policière cruelle, bourrée d’humour noir et de gags, dont les séquences s’enchaînent diaboliquement comme dans une pièce de Feydeau. Le cinéaste est Jean-Louis Comolli, ancien critique de jazz et aux Cahiers du Cinéma dont il a été le rédacteur en chef de 1966 à 1971. Puis Comolli est devenu réalisateur de longs métrages de fiction (La Cecilia, 1975, et L’Ombre rouge, 1981, ont été remarqués), et ensuite de documentaires (en particulier sur Marseille). La critique cinéphilique n’avait pas oublié Clarence Weff.

Les deux films que je viens de citer sont actuellement invisibles. Comme est oublié aux yeux des journalistes pressés et des chroniqueurs amnésiques, Des pissenlits par la racine, premier film de Georges Lautner avec Mireille Darc et Louis de Funès, où Francis Blanche et Michel Serrault sont à leurs sommets — un des rares grands films français d’humour noir. Son scénario était de Clarence Weff — un des rares auteurs de polars de divertissement des années cinquante et soixante dont le souvenir mérite d’être entretenu.

 

(Fin)

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70 réflexions au sujet de « Un cave peut-il flinguer Les Tontons flingueurs ? Albert Simonin, Georges Lautner, Michel Audiard, Clarence Weff et Cie (5) Y a un cadavre dans la contrebasse »

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