Le drame des «seringueiros» dans la forêt amazonienne

 

« L’Amazonie était un monde à part, une terre embryonnaire, énigmatique et tyrannique […] Dans cette forêt monstrueuse, l’ARBRE n’existait pas : ce terme était concrétisé par l’enchevêtrement végétal, dément, vorace. L’esprit, le cœur, les sentiments s’égaraient. On était victime d’une chose affamée qui vous rongeait l’âme. Et la forêt vierge montait étroitement la garde autour des victimes perdues dans son immensité, silencieuse, impénétrable, effaçant les pas, barrant les sentiers, emprisonnant les hommes, les ravalant au rang d’esclaves, les tenant.»
Blaise Cendrars, Forêt vierge,
traduction française de A Selva, de Ferreira de Castro

 
 

 

A Selva, de Ferreira de Castro, est sans doute le plus grand chef-d’œuvre de la littérature universelle concernant le drame des seringueiros (extracteurs de la gomme des hévéas) dans la forêt vierge amazonienne, pendant le cycle du caoutchouc. Ce cycle a été le thème des deux précédents articles sur ce site.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photos d’hévéas [pt. seringueiras] en Amazonie © Filomena Juncker

 

Les scarifications obliques sur le tronc de l’hévéa servent à conduire la sève (le caoutchouc) vers une strie verticale qui se déverse dans un récipient collecteur. Les « seringueiros » passent régulièrement récupérer ce récipient et son contenu. Chaque hévéa est répertorié (petite plaque métallique clouée sur le tronc) ainsi que le seringueiro lui-même. Les scarifications sont renouvelées annuellement, car une nouvelle strate apparaît (à partir du centre, ce qui éloigne les anciennes scarifications de la sève…)

 

 

L’auteur est né au Portugal en 1898, au sein d’une famille très modeste de la région d’Aveiro. Aîné de quatre enfants, orphelin de père dès l’âge de 8 ans, José Maria Ferreira de Castro est contraint d’émigrer seul au Brésil, à l’âge de 12 ans. Il débarque à Belém du Pará le 22 janvier 1911. La même année, environ 10 000 Portugais de moins de 14 ans partent au Brésil. C’était la fièvre du caoutchouc amazonien, période qui s’est étendue de 1879 à 1919, avec un pic en 1912. Dans la masse migrante, souvent illettrée, venue non seulement de l’étranger mais aussi des régions quasi-désertiques du Sertão brésilien, le jeune José Maria se distinguera par sa force de caractère et par sa soif de connaissance intellectuelle.

 

Sa descente aux enfers, au cœur profond de la forêt amazonienne, va commencer vingt-huit jours à peine après sa traversée de l’Atlantique. Car, à Belém, l’épicier qui aurait dû héberger l’adolescent ne veut finalement pas le prendre à sa charge. La solution vient d’un propriétaire terrien installé sur les bords du fleuve Madeira, en pleine Amazonie. Il exploitait le seringal Paraíso [Paradis], une « plantation » d’hévéas [notons qu’un seringal est un gisement naturel et non une plantation à proprement parler, mais nous utiliserons le mot plantation pour des raisons pratiques]. Ferreira de Castro utilise ce même nom de Paraíso dans son récit de A Selva, sans doute pour mieux accentuer l’ironie qu’il recelait à ses yeux pendant son séjour dans ce labyrinthe infernal. Malgré la dramatisation romanesque, ce récit est exact du point de vue géographique. Les faits narrés sont également véridiques, quoique décalés dans le temps.

 

Le jeune José Maria Ferreira de Castro restera dans le seringal Paraíso pendant plus de trois ans et demi, jusqu’au 28 octobre 1914. C’est ce qui lui permettra d’aborder de manière unique le drame des seringueiros, qui, sur les rives perdues de ces « fleuves aux richesses légendaires », « trimaient comme des bagnards pour la conquête de cet or maudit, l’or noir, la sève des caoutchoutiers… ».

 

On est saisi dès les premières pages de A Selva par la description du premier choc du personnage Alberto (alter ego de l’écrivain) face à la forêt amazonienne. Les sentiments contradictoires qui l’habitent y ressortent de façon magistrale : à la profonde angoisse (« kafkaïenne » selon certains critiques, tellement la forêt, avec son mystère hors du temps, y est intellectualisée), se joint une attraction quasi sacrée pour ce « Paradis » infernal.

 

À la fois aux prises avec le monstre végétal et les ignominies humaines, les personnages du récit vont devoir affronter une frustration immédiate, d’ordre sexuel. Dans le milieu clos et impitoyable de la forêt, la présence de femmes était interdite. La zoophilie, le voyeurisme, le délire obsessionnel vont alors suppléer ce manque, comme une sorte de variante de la redoutable loi naturelle régnant sur l’enfer végétal environnant. Aucun renoncement n’est viable dans ce combat permanent entre la vie et la mort : « Tout n’est que saleté. La nature elle-même est une grande saleté », dira Alberto, porte-parole « civilisé » de l’auteur, dégoûté par ces aberrations révoltantes qui finiront cependant par le prendre aussi en otage.

 

Dans l’écrasement provoqué par la sensation constante d’encerclement et d’oppression, l’idée de profanation de la forêt vierge s’installe parfois dans l’esprit des seringueiros. Leur captivité apparaît alors à leurs yeux comme une sorte de châtiment imposé par le dieu végétal omnipotent : la peur cède souvent la place à la panique. Le sentiment d’être épié en permanence par des êtres végétaux surnaturels rend intenable le sentiment de claustration : « chaque silence est une menace, chaque arbre un ennemi, […] le tressaillement des plantes pourries s’affaissant dans le fouillis, un fruit qui tombe, apportent plus de crainte qu’une bombe qui éclate dans la rue ».

 

À cela s’ajoute, pour le personnage Alberto en particulier, une « incompatibilité existentielle » avec les serpents. Plus que les jaguars, les légions d’insectes ou d’autres bêtes de la forêt, ils suscitent chez lui une répulsion intense, exacerbée dans le récit par la multiplication des images ophidiennes : « Végétal ou animal, tout ce qui était d’un vert visqueux s’enlaçait haut, pendait de branche en branche, provoquait le même frisson de répulsion et de crainte et des idées de venin foudroyant ou de poison mortel. Pour leur agrément particulier certains reptiles accrochent deux anneaux seulement à une haute branche et, donnant à leur corps une incurvation démesurée, vont enrouler deux autres anneaux beaucoup plus loin avec une souplesse inimaginable. D’autres embrassent le tronc de l’arbre, balancent leur tête, les yeux fascinateurs, en expectative, dans l’attitude du serpent de la Bible devant Eve ».

 

La fraternité entre seringueiros, toutes couleurs de peau confondues, s’impose dans ces conditions de vie extrêmes. Le seul salut possible viendra cependant de l’affirmation de soi.

 

Le jeune José Maria savait lire et écrire, aptitudes rares dans ces lieux perdus. Après avoir récolté la gomme des hévéas comme tout autre seringueiro, après avoir été malade et recouvert de blessures, ce sont ces aptitudes qui, à l’instar de son personnage Alberto, vont le conduire au poste de caissier. Contrairement à la grande majorité de ces nouveaux « esclaves » du XXe siècle, morts dans cette prison titanesque sans jamais avoir revu leurs familles, Ferreira de Castro réussit à payer sa « dette ». Le cynisme de ce mot « dette » est colossal. Chaque seringueiro devait en effet ouvrir un compte courant dès son arrivée au seringal. Tout était fait pour que le solde soit en permanence négatif : les maigres gratifications servant de « salaire » ne couvraient jamais les sommes dues à l’achat, dans le magasin de la plantation, de la nourriture, des simples habits qui les couvraient, de l’alcool et des quelques cigarettes qui les aidaient à survivre. Toute tentative de fuite se soldait par de fortes punitions ou par la mort, dont la forêt elle-même se chargeait parfois sans peine. Insolvables pour la plupart, les seringueiros ne pouvaient donc jamais retrouver leur liberté.

 

Il semblerait que c’est au moment de quitter le seringal Paraíso en 1914, sans argent, sans famille, sans amis, ayant comme seule perspective une vie de fortune à Belém, que Ferreira de Castro aurait songé à se suicider. Selon certains critiques, seule sa bonté naturelle finirait par adoucir sa révolte. Une longue crise de désespoir le traversera toutefois pendant des années : « Si vous étudiez les hommes, leurs relations sociales et leurs instincts de tigre, vous aurez envie de vous élever au-dessus de tout ça, et regardant le sol avec mépris, de cracher sur le symbole qui représente l’humanité », écrira-t-il, en 1918, dans son roman Rugas Sociais.

 

Précisons qu’avec l’aide de la communauté portugaise de Belém, et grâce à son travail inlassable dans la bibliothèque de cette ville, Ferreira de Castro a pu devenir journaliste, puis écrivain. En 1919, il rentre au Portugal, où il connaîtra également de nombreuses difficultés.

 

Il lui faudra plus de dix ans pour remonter la pente : les souvenirs de la forêt amazonienne le hantent et provoquent en lui des cauchemars violents. Il s’en libérera, non sans violence, par l’acte d’écriture. Sa nouvelle et effroyable descente dans les entrailles du monstre, quinze ans après l’avoir quitté, l’a toutefois conduit vers une réflexion approfondie sur l’Homme. L’auteur parvient à accepter la déchéance inéluctable de l’être humain sous l’emprise de la forêt vierge… et à louer sa capacité, presque transcendantale, à se dépasser dans la douleur, en réussissant de si terribles épreuves.

 

La consécration littéraire de Ferreira de Castro, aussi bien au niveau national qu’international, ne l’a jamais éloigné de sa lutte contre l’injustice et l’exploitation de l’homme par l’homme, de la dénonciation de toutes formes d’esclavage : «  Le drame social est le même presque partout dans le monde et je suis aux côtés de ceux qui sont les victimes de ce drame, quel que soit le point du globe où ils se trouvent. […] Au demeurant, j’ai pour le Brésil une sympathie particulière qui vient du séjour que j’y ai fait et du souvenir que j’ai du lieu où mon esprit s’est ouvert », écrit l’auteur en 1935.

 

Son positionnement en tant qu’écrivain engagé n’est pourtant ni marxiste ni chrétien. Pour lui, comme pour le philosophe Max Nordau, qu’il appréciait particulièrement, la religion était une « faiblesse fonctionnelle » : « il y a beaucoup de choses que vous pouvez perfectionner dans le monde et par vous-mêmes. Mais ce n’est pas à genoux que vous le ferez, c’est debout et par la lutte ». Cela passe, chez l’auteur, par le combat contre l’ignorance, qui reste le meilleur ferment de la violence et de l’asservissement. Un message qui, hélas, reste toujours d’actualité.

 

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La traduction en français de A Selva ici utilisée est celle de Blaise Cendrars, Forêt vierge. Quelques mots à ce sujet :

 

Ferreira de Castro, connaisseur de la langue française, découvre l’œuvre de l’écrivain suisse, son aîné de 11 ans, bien avant que ce dernier ne découvre la sienne et ne souhaite la traduire. Lorsque cela arrive, l’ouvrage A Selva était déjà traduit en quatorze autres langues. Cendrars avait beaucoup voyagé à l’intérieur du Brésil, mais avait posé sur la forêt amazonienne un regard de touriste. Son œuvre brésilienne était déjà considérable et il était bien plus connu que l’écrivain portugais. Lorsqu’il a souhaité traduire ce dernier, il lui a été difficile de se limiter au rôle de traducteur au sens propre du terme, celui de rester dans l’ombre et de savoir disparaître. Sous prétexte que le style de Ferreira de Castro était inimitable, il s’est permis de multiples infidélités au texte d’origine, que l’écrivain portugais a eu l’élégance d’attribuer aux subtilités excessives de la langue portugaise, difficiles à cerner par un traducteur étranger. Il évoquait également le pouvoir de transposition poétique de Cendrars, qui leur faisait avoir d’une même réalité une approche sensiblement différente. Dans Forêt vierge, les dérapages dans le traitement, trop léger, des aspects du quotidien des seringueiros, sont bien évidemment plus graves que les suppressions volontaires d’un certain nombre de détails liés à la flore ou à la faune amazoniennes. La portée sociale et idéologique du récit est significativement réduite par la suppression de certains passages. Les allusions érotiques et parfois scabreuses sont systématiquement effacées par l’auteur suisse, qui occulte ainsi l’enfer sexuel vécu dans le seringal. Le regard de Blaise Cendrars sur la forêt finit par remplacer par moments celui de l’auteur de A Selva. Conscient du chef-d’œuvre littéraire qu’il avait à traduire, il justifie ses écarts de la façon suivante, dans la préface de Forêt vierge : « A Selva est un des livres les plus difficiles qu’il m’ait été donné à traduire […] le portugais est la langue la plus voluptueuse, la plus chatoyante d’Europe et, comme il est de tradition dans son pays, Ferreira de Castro est un brillant, un ardent styliste, le danger eût été de vouloir l’imiter en français – c’est dire donc […] que si j’ai souvent l’air d’avoir trahi l’auteur, je n’ai jamais trahi l’âme de ses personnages ».

 

Les deux hommes se respectaient. Malgré ces réserves en termes de traduction, malgré le fait que Cendrars se soit basé sur une traduction imparfaite, déjà existante, qu’il a substantiellement améliorée, le prestige de l’écrivain suisse a contribué de façon importante à la divulgation en langue française de ce magnifique ouvrage de Ferreira de Castro, témoignage unique d’une réalité poignante, souvent méconnue. Le mythique Théâtre de Manaus, symbole de la richesse amazonienne de l’époque, doit donc ses heures de gloire à ce drame humain, laissé dans l’ombre des projecteurs…

 

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Bibliographie succincte :

  • Ferreira de Castro, A Selva, Guimarães Editores, 36e edição, 1986.
  • Ferreira de Castro, Forêt vierge, traduction de Blaise Cendrars de A Selva, Paris, Bernard Grasset, 1966.

Pour plus de détails sur l’œuvre de Ferreira de Castro :

  • Álvaro Salema, Ferreira de Castro, a sua vida, a sua personalidade, a sua obra, Lisbonne, ed. Europa-América, 1974.
  • Bernard Émery, L’humanisme luso-tropical selon José Maria Ferreira de Castro, Grenoble, éditions Ellug, 1992.

 

 

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