L’Enfant de la Plantation – 1ère Partie

 

 

« Lisez donc l’Enfant de la Plantation.
Je ne sais pas comment cela se fait,

mais quand je lis ces pages,
des oiseaux sautent d’une ligne à l’autre.
Mon sang bat plus vite.
Tout le Brésil est dans ce livre transparent. »

Blaise Cendrars

 

 

Ce roman de José Lins do Rego rassemble les souvenirs d’enfance d’un jeune orphelin, élevé par son grand-père dans une plantation de canne à sucre du Nord-Est brésilien. Des pages imprégnées de tendresse, où le lecteur se sent transporté par un style débordant de spontanéité colorée… Quelques précisions situant leur contexte historico-social favoriseront sans doute une immersion toute particulière dans cet univers profondément humain et sensible.

 

 

Notre première partie abordera donc certains aspects d’ordre anthropologique, qui nous permettront de mieux comprendre ensuite le parcours du jeune Carlinhos, personnage central de cet ouvrage. L’article Un Brésil en sucre, récemment publié sur ce site, s’inscrit déjà dans nos approches, voulues multi-facettées, des premières années de la colonisation portugaise.

 

Dès le XVIe siècle, la canne à sucre a effectivement joué un rôle majeur dans le développement de la société patriarcale – agraire et esclavagiste – du Brésil, celle-ci s’expliquant moins en termes de « race » ou de « religion » qu’en termes d’économie et d’organisation socio-culturelle.

 

Il convient sans doute de faire remarquer que, en plus de la grande mobilité des Portugais de l’époque, c’est surtout leur étonnante capacité à la miscibilité qui a rendu possible leur processus de colonisation à grand échelle, incompatible, à première vue, avec leur volume humain insignifiant.

 

Selon le célèbre anthropologue Gilberto Freyre, dont l’interprétation révolutionnaire de la vie et de l’histoire brésiliennes nous conduira sur ces quelques lignes, le Portugais, étant déjà le fruit de plusieurs ethnies qui avaient envahi la Péninsule Ibérique (aussi bien les Celtes que les Germains, les Romains ou encore les Maures), s’est, dès les premiers contacts, mélangé sans préconcept de race aux femmes de couleur des tropiques. Il semblerait que son imaginaire ait été nourri de ce mysticisme érotique autour de la « Mauresque enchantée », ce « type délicieux de femme brune aux yeux noirs », toujours habillée en rouge, qui triomphait des « vierges pâles » et des « blondes jouvencelles »… Cela expliquerait en partie que, dès son arrivée au Brésil, le Portugais ait été attiré par les Indiennes du Nouveau Monde, aux longs cheveux noirs et aux corps peints en vermeil…

 

C’est donc la « pureté ethnique douteuse » du colonisateur portugais qui, dans un premier temps, semble l’avoir aidé à s’acclimater là où d’autres peuples ont échoué. Si la morale religieuse l’a souvent freiné dans ce processus de miscégénation, la nécessité de suppléer au plus vite au manque de Blancs a conduit l’État portugais et l’Église à tolérer, voire à favoriser l’hybridation avec l’Indienne, puis l’Africaine.

 

 

La population métisse née au fil des générations était de mieux en mieux adaptée au sol et au climat des tropiques. Car, que l’on se le dise, ce Nouveau Monde n’était pas un « pays de Cocagne ». L’œuvre colonisatrice lusitanienne a souvent été mise à mal par un sol rebelle au travail agricole, par des inondations ou des sécheresses dramatiques, par une faune et une flore exubérantes mais souvent pernicieuses, ennemies en tout cas de tout travail régulier et organisé. Malgré ces obstacles, elle a été la première des temps modernes à démontrer qu’il était possible d’adapter la vie européenne à des milieux hostiles, autrement que sous la forme de l’exploitation commerciale dans des comptoirs ou de la pure extraction des richesses minérales.

 

La « colonie de plantation », qui exigeait la permanence du colon sur le terrain agricole, a été la nouvelle structure économique et sociale que les Portugais ont réussi à implanter au Brésil. Auparavant, elle n’avait été qu’ébauchée dans les îles subtropicales de l’Atlantique.

 

 

 Casa do Engenho au Pernambouc

 

 

Comme cela a été le cas, en particulier, pour les colonies anglaises du tabac de l’Amérique du Nord, les grandes plantations sucrières du Nord-Est du Brésil n’ont pas été l’œuvre de l’État colonisateur, mais de l’esprit d’initiative des particuliers « donataires » (voir les sesmarias dans Un Brésil en sucre) et de l’effort individuel des habitants.

 

Les contacts éphémères avec les natifs ont ainsi vite disparu. Ces derniers, et la femme en particulier, sont alors utilisés à la fois comme instrument de travail et comme élément de formation de famille. Selon Gilberto Freyre, « ce fut une politique bien différente de celle d’extermination ou de ségrégation que les Espagnols explorateurs des mines pratiquèrent si longtemps au Mexique et au Pérou, et que les Anglais pratiquèrent, toujours et sans frein, en Amérique du Nord ». Cela ne signifie pas, hélas, l’absence de violence à l’égard des civilisations considérées comme retardataires… C’était néanmoins l’intérêt du seigneur du moulin d’utiliser au mieux les atouts des Indigènes autochtones, puis des Africains.

 

 

Il s’est servi de l’Indien pour le défrichement des forêts, la conquête des terres, la défense guerrière des « engenhos de açúcar ». C’était lui le canotier, le chasseur, le pêcheur. L’Indienne a donc été utilisée pour enfanter, mais elle a pu également enrichir la vie brésilienne quotidienne des premières plantations. Les coutumes d’hygiène tropicale (l’amour pour le bain, au moins une fois par jour, alors que les Européens du XVe siècle étaient plutôt sales!), les cheveux brillants d’huile de coco, les remèdes à base de plantes, les aliments comme le manioc, le maïs ou la noix de cajou, certains ustensiles utilisés en cuisine, les traditions liées à l’éducation de l’enfant, les jeux enfantins d’imitation animale, les superstitions, les mythes, le hamac… toutes ces influences indiennes ont formaté le Brésilien.

 

 

 

 

Soulignons le fait que, lors de la découverte de ces terres du Nouveau Monde, les Amérindiens étaient encore nomades. C’est la raison pour laquelle un grand nombre d’hommes a fui lorsque les seigneurs du moulin les ont contraints au nouveau travail agricole et à la vie sédentaire des plantations. Les massacres associés à la capture des fugitifs ont contribué à dépeupler le Brésil de ses autochtones. A son tour, le puritanisme jésuite a réussi à étouffer considérablement la spontanéité native. La morale catholique, véhiculée par la catéchèse en particulier, s’est chargée de châtrer tout ce qui, dans la culture indigène, pouvait être en désaccord avec les conventions bourgeoises européennes. « Ils ont séparé l’art de la vie », souligne Gilberto Freyre, qui ajoute : « Leur influence fut aussi délétère que celle des colons, leurs ennemis, qui par intérêt économique ou sensualité, ne voulaient voir dans l’Indienne que la femelle voluptueuse à féconder, ou l’esclave indocile à subjuguer et à exploiter dans les plantations ». C’est effectivement l’Indienne qui, supérieure à l’homme indigène dans sa capacité à produire le nécessaire pour la vie et pour le bien-être collectif, a constitué la première valeur technique et économique du Brésil. Incapable de s’adapter aux exigences du travail agraire dans la grande propriété, l’Indien, quant à lui, a sombré dans « une tristesse d’introverti ».

 

Les maîtres des moulins l’ont alors remplacé par l’Africain jeune, extraverti et solide…

 

Contrairement aux esclaves nègres des colonies anglaises, qui, bon marché, étaient choisis selon leur énergie brutale, ceux du Brésil respectaient d’autres critères. Le manque de femmes blanches et le besoin de techniciens agraires en particulier ont conduit à la recherche d’esclaves plus chers, dont les Soudanais. Venus donc des régions culturelles africaines les plus avancées, ils ont été un élément créateur de la colonisation du Brésil. Certains Noirs étaient supérieurs à une majorité de colons blancs, dont certains étaient analphabètes ou presque. Sans pouvoir se résigner au joug servile inhérent à leur condition d’esclaves, quelques uns ont dirigé des révoltes et constitué une sorte d’aristocratie des « senzalas » (habitations des esclaves). Les négresses généralement appelées « bahianaises » sont d’ailleurs souvent des Noires de haute taille (caractère soudanais), aristocratiques.

 

Si l’esclavage et la monoculture a donc déformé le nègre, le catholicisme brésilien, en plus de la langue, s’est aussi imprégné aussi bien de l’animisme et du fétichisme des indigènes et des africains moins civilisés que d’une influence musulmane plus élaborée… et cela malgré l’action ferme et violente des missionnaires. Dans l’intérêt économique des maîtres du moulin, le plus important, de toute façon, était que le ventre des esclaves noires, comme celui des indiennes, soit fécond.

 

Ce sont elles qui ont reçu de certains seigneurs blancs les maladies vénériennes. La luxure précoce était certes favorisée par le système économique et social, mais aussi par le climat chaud et l’air pesant. Une croyance étrange et barbare reposait sur l’idée que le meilleur dépuratif pour un syphilitique était de transmettre la maladie à une esclave pubère. Souvent nourrices de blancs, des mères noires en parfaite santé auraient peut-être aussi été contaminées par l’enfant syphilitique qu’elles allaitaient. Elles ont ensuite véhiculé ces maladies dans toute la société esclavagiste, en partie décimée par ce fléau.

 

 

 

L’influence positive des négresses et des nourrices de couleur s’est cependant fait sentir à bien des niveaux.

 

Elles étaient en particulier de grandes conteuses d’histoires… Quelques vieilles négresses allaient parfois de moulin en moulin pour réciter des contes aux autres noires, nourrices d’enfants blancs. C’est le cas de l’akpalô, qui dit les alô (ou contes). L’auteur de L’Enfant de la Plantation nous parle justement de ces vieilles étranges qui apparaissaient dans les moulins du Paraíba. Comme les akpalô, elles racontaient leurs histoires, puis s’en allaient.

 

C’est au contact de ces femmes noires que le langage portugais enfantin s’est adouci. Elles faisaient souvent avec les mots ce qu’elles faisaient aux aliments : elles les trituraient, leur enlevaient les arêtes et les aspérités, pour ne laisser que les syllabes molles pour la bouche de l’enfant blanc.

Le portugais raide et grammatical des seigneurs des moulins et des jésuites s’est également adouci au contact des esclaves, grands ennemis des rr et des ss. Le fossé entre la langue écrite et la langue parlée s’est creusé. Montées des senzalas aux maisons des engenhos, des paroles neuves et pittoresques se sont mélangées aux vocables portugais.

 

La nourrice noire ou métisse, choisie parmi les meilleures esclaves de la senzala, occupait une place d’honneur au sein de la famille du seigneur du moulin. Ayant reçu sa liberté, elle allaitait le bébé, balançait le hamac, enseignait les premiers mots « déformés » à l’enfant blanc, lui servait parfois de mère (la mère biologique décédant souvent lors d’un accouchement). Les esclaves les traitaient de « Madame », les cochers les prenaient en voiture, elles se mélangeaient aux Blancs les jours de fête.

Mais d’autres figures de nègres se sont imposées dans la vie coloniale d’autrefois. Celle du négrillon compagnon de jeux du gamin blanc et son souffre-douleur. Celle de la cuisinière. Celle de la femme de chambre, souvent confidente des donzelles. Celle du conteur d’histoires… ou de la chanteuse de modinhas, ces chansonnettes imprégnées de l’érotisme langoureux des maisons de maîtres et d’esclaves.

 

 

Jean-Baptiste Debret, Le dîner

 

 

Soulignons toutefois encore que l’isolement dans lequel vivaient les maîtresses de maison, souvent mariées très jeunes aux seigneurs des moulins, ainsi que leur soumission aux maris, favorisait probablement le sadisme à l’égard de leurs esclaves. Par jalousie ou rancœur sexuelle, certaines épouses faisaient arracher les yeux de leurs jolies domestiques et les faisaient ensuite apporter aux maris dans le compotier du dessert…d’autres leur brisaient les dents à coups de bottine, leur brûlaient la figure ou les oreilles…

 

Quant au gamin blanc de la maison du seigneur du moulin, il devenait entre cinq et dix ans un véritable diable. Ses jeux enfantins avec les petits négrillons dociles à tous ses caprices développaient chez lui des tendances sadiques, d’une cruauté aiguë. Procédant en toute impunité, parfois même encouragés par leurs pères dans leur perversité envers les esclaves ou les animaux domestiques, ces fils de bonne famille étaient de plus en plus insensibles à la souffrance d’autrui. Presque au sortir de l’enfance, ils devenaient aussi les « déflorateurs » dépravés de petites négresses ou mulâtresses… A partir de l’âge de dix ans, les petits Brésiliens s’habillaient aussi lourdement que les adultes (le costume noir, le col dur, les bottines noires, la canne, le chapeau haut de forme,…), avaient les comportements et les vices des hommes.

Mais ceci, souligne Gilberto Freyre, « après une première enfance pleine de minauderies, de cajoleries, de caresses, de la part des femmes de chambre de couleur et de la maman, de bains tièdes donnés par les négresses, de mignoteries, de tendres agaceries, de mains de mulâtresses errant dans les cheveux, de lait sucré au sein de négresses bien après l’âge normal de l’allaitement, de purée et de hachis de viande mangés dans le creux de la main de la mère noire, de chatouillements de mulâtresses, de tiques enlevés par des mains de négresses, de longs sommeils sur la poitrine des domestiques de couleur ».

 

 

C’est ce vécu en particulier qui, sous forme romancée, nous sera raconté par L’Enfant de la Plantation

 

À suivre…

 

 

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Gilberto Freyre, Maîtres et esclaves (titre original : Casa-grande e senzala), éditions Gallimard, 1974, 550 pages.

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