A la recherche des quartiers perdus de Patrick Modiano

(6) « Vous vous prenez pour Marcel Proust, Schlemilovitch ? C’est très grave ! »

 

Au lendemain de son prix Nobel, j’ai démarré cette enquête sur les « quartiers perdus » de Patrick Modiano en fixant un programme où je prévoyais de finir par le commencement. D’abord, introduire à l’œuvre de l’écrivain à partir de ses grands romans et récits classiques des années 1975-1978 : Rue des boutiques obscures et Villa triste, en les complétant par son grand livre de 1997 dédié à Dora Bruder, la petite fugueuse victime de la Shoah. Ensuite, continuer avec ses livres plus (Un pedigree) ou moins (Livret de famille) autobiographiques, afin de montrer — ou plutôt de faire sentir — tout ce qu’il y a d’explicitement vécu et/ou de rêvé intimement dans ses grands romans et récits. Et enfin (cette fin était toute provisoire) lire des romans sur les quartiers perdus de deux époques (2014, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier ; 1984, Quartiers perdus) où nous retrouvons tout ce qui fait un véritable auteur ayant construit une œuvre originale : un univers cohérent né dans la psyché profonde de Modiano — Avec des figures récurrentes, que l’on voit revenir dans divers romans, sous le même nom, ou sous des noms différents — Avec des situations qu’on voit réapparaître sous différentes formes — Avec une histoire et une généalogie, celle de parents qui débutent leurs vies d’adulte vers la fin des années trente et qui subissent de plein fouet le choc des années de guerre — Et une géographie, d’abord celle des villes où l’auteur a été mis en garde, puis en pension, enfin il y a Paris, la ville bien aimée, avec ses Parisiens et ses Parisiennes.

 

 

Voici venu le moment du commencement : en 1968-1972, Patrick Modiano a surgi dans la littérature française avec trois romans violents, sarcastiques, complexes, bien loin de la célèbre « petite musique » où on veut trop souvent l’enfermer. Mais aujourd’hui, sa « Trilogie de l’occupation (allemande) » exige beaucoup de clefs pour être bien perçue : elle naît dans un triple espace temporel où les lecteurs (disons, de moins de quarante ou cinquante ans) ont probablement du mal à se repérer. Les épisodes précédents ont cherché à initié les lecteurs à deux de ces temps. Le premier temps, c’est celui de l’enfance du jeune (Jean) Patrick Modiano, …

 

… pendant la guerre, le père est un Juif clandestin sans papiers, perpétuellement menacé, vivant grâce au marché noir ; la mère est une actrice belge travaillant à Paris pour une société allemande. Ses parents ne s’occupent guère de lui : il est élevé d’abord par ses grands parents, puis par des « gens », des amies (?) des parents, à Biarritz et jusqu’à ses 15 ans à Jouy-en-Josas ou en Suisse — un épisode à Paris cependant, vers ses 8-10 ans —, puis il est mis en pension dans les environs d’Annecy (de 15 à 17 ans). Enfin il revient à Paris. L’adolescent prend réellement conscience de ces histoires (la sienne et celle de ses parents) à partir de la fin des années cinquante.

 

Plus tard, devenu écrivain, le fils aura une double attitude envers cette enfance triste, et parfois dure : de la colère envers ces parents trop absents et peu aimants, mais aussi des regrets vis à vis des « gens » à qui il a été confié et qui sont devenus des visages oubliés. Le deuxième temps est rétrospectif, c’est celui de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation (allemande) : cette période troublée et tragique a permis à deux personnes qui n’avaient aucun point commun de se rencontrer, de s’aimer et d’avoir des enfants nés dans l’immédiat après-guerre. Des enquêtes très approfondies ont donné à un garçon (qui n’a pratiquement pas fait d’études supérieures) une exceptionnelle connaissance de cette époque. Connaissances acquises par un autodidacte + rêveries d’un garçon solitaire (souvent réfugié dans des bibliothèques) = un matériau très riche pour un future écrivain !

 

Comment s’orienter dans La place de l’étoile ? (1968, début)

 

Est-ce que cette enfance et ces enquêtes suffiront pour créer La place de l’étoile

 

 

…, La ronde de nuit et Les boulevards de ceinture ? Non. Le jeune Modiano appartient à un troisième temps, le sien propre, celui des années soixante, cette période marquée en France par une grande effervescence à la fois politique et culturelle — celle qui a donné naissance au Structuralisme, au gauchisme, à mai 1968 ! Mais Modiano n’appartient pas à la mouvance gauchiste : celle-ci ne s’intéressait guère à la Seconde Guerre mondiale — que ce soit à l’histoire de la Résistance ou à celle de la « Collaboration ». Cette mouvance s’intéressait à la décolonisation, à la guerre du Vietnam, à la lutte contre les impérialismes, américains ou soviétiques — je ne décris pas la situation politique réelle — je décris une ambiance culturelle, celle où est née l’œuvre d’un romancier singulier …

 

Faire face à une littérature pamphlétaire antisémite

 

… car le premier roman de Modiano exige du lecteur une grande agilité d’esprit, à l’égal de l’extrême variété d’inspiration de l’écrivain qui ouvre son roman par deux discours-pastiches d’une extrême violence. Le premier est dû à un certain « Léon Rabatête », l’autre au « Dr Bardamu » à qui le narrateur prête ces éructations :

 

« … Schlemilovitch ?… Ah ! La moisissure de ghettos terriblement puante !… pâmoison chiotte !… Foutriquet prépuce !… arsouille libano-ganaque !… rantanplan … Vlan !… Contemplez ce gigolo yiddish… »

 

Aujourd’hui, une question se pose : peut-on lire ces lignes innocemment, sans savoir à qui Modiano fait référence ? C’est aux nouveaux lecteurs de le dire. Mais en avril 1968, les lecteurs qui ont accueilli ce roman savaient que ce « Léon Rabatête » désignait un polémiste issu de l’extrême-droite maurassienne (L’Action française), Lucien Rebatet. Pendant la guerre, Rebatet est l’auteur d’une ignoble brochure antisémite, Les tribus du théâtre et du cinéma et d’un best-seller pro-hitlérien. Quant au « Dr. Destouches », c’est le célèbre écrivain Louis-Ferdinand Céline, auteur avant-guerre de deux fameux romans que Modiano désignera sous des titres moqueurs, « Le Voyage de Bardamu » et « Les Enfances de Louis-Ferdinand ». Mais, avant et pendant la guerre, Céline publie aussi d’épouvantables pamphlets où la haine anti-sémite et la bêtise dégoulinent dans d’interminables logorrhées bavardes. Tous ces pamphlets sont aujourd’hui interdits de rééditions (par leurs ayant-droits) ; on les trouve (fort chers) chez des marchands de livres anciens. Les chercheurs-historiens les lisent en bibliothèque. 

 

A la fin de la guerre, Rebatet et Céline fuient en Allemagne, à Sigmaringen, avec la bande de complices du Maréchal Pétain. Rebatet est arrêté en 1945, condamné à mort en 1946, gracié en 1947, libéré de prison en 1952. Il a écrit un roman qui a ses admirateurs ; il redevient journaliste, en particulier musical, sous le pseudonyme François Vinneuil — nous l’avons peut-être déjà croisé quand nous avons lu Livret de Famille, car je pense que c’est l’une des sources (avec Georges Oltramare, dit « Dieudonné ») du spectre-musicologue, le journaliste « D. » entendu à la radio Suisse.

 

 

Après Sigmaringen, en 1945, Céline s’était rendu au Danemark où il avait placé ses droits d’auteur (en or). Il y est emprisonné onze mois ; libéré, il reste dans ce pays, où il écrit. Divers procès débutent en France contre lui. Protégé par son statut de blessé de guerre depuis 1914, Céline est amnistié en 1951. Il s’installe à Meudon comme médecin et signe un gros contrat chez Gallimard. Dans une « Trilogie allemande » qui débute par Un château l’autre publié en 1957, Céline raconte à sa façon la fin de la guerre, le séjour à Sigmaringen, ses tribulations en Allemagne et au Danemark. Céline meurt en 1961.

 

Pour avoir une idée (mais pas plus) de ce qu’écrivent ces deux auteurs enragés (qui trouvent Maurras et Pétain trop mous !), voici des lignes où Rebatet se montre un admirateur des pamphlets pro-hitlériens de Céline (celui qu’il cite a été publié en 1938 et réédité en 1942) :

 

[Rebatet] « Céline, notre grand Céline, vient d’écrire un livre qui apparaîtra deux ans après d’un sublime bon sens, L’École des Cadavres, sa plus magnifique prophétie, plus vaste encore que ses fameuses Bagatelles. Tout y est dit et prédit. Ferdinand envoie au bain Maurras, “lycéen enragé”, “Maurras, vous êtes avec les Juifs, en dépit de vos apparences”. Il vitupère l’Union Nationale, […] “Moi, s’écrie-t-il, je veux qu’on fasse une alliance avec l’Allemagne et tout de suite, et pas un petite alliance, précaire, pour rire, fragile, palliative ! quelque pis aller !… Une vraie alliance, solide, colossale, à chaux et à sable… Je trouve que sans cette alliance, on est rétamés, on est morts, que c’est la seule solution. » »

 

Lors d’un processus qui va de ses quinze à ses vingt ans, Modiano prend conscience de sa situation très particulière. Je l’imagine comme un cousin français des angry young men. Il est arrivé en fin d’adolescence avec un mélange de dépression, d’incertitude sur son identité, de colère et de désir de sortir du souvenir-fantasme de la guerre par la création. Il ne rentre pas dans les milieux gauchistes de l’époque. Il connaît Raymond Queneau qui l’introduit chez Gallimard. Il est peut-être influencé par un ami de sa mère, l’écrivain Jean Cau — ancien secrétaire de Sartre et prix Goncourt en 1961, mais aussi journaliste passé de L’Express et de l’extrême-gauche, à Paris-Match et à la « Nouvelle [extrême] droite ». Modiano est certainement intéressé par un groupe d’écrivains, largement marqué à droite, surnommé « Les Hussards », dont le chef de file (mort en 1962) fut Roger Nimier ; leur lieu d’expression le plus visible était le magazine Arts. Je l’ai dit, les écrivains de gauche ne s’intéressaient guère à la guerre. Or ces écrivains de droite se focalisent volontiers sur cette époque qu’ils ont connue dans leur jeunesse. Nimier a beaucoup fait pour réhabiliter Céline et d’autres écrivains (Jacques Chardonne, Paul Morand) marqués par le collaborationnisme — ils sont considérés comme talentueux et ils ont leurs admirateurs. Les « Hussards » sont volontiers provocateurs, insolents — ils se présentaient comme des auteurs-artistes « sachant écrire », écrivant des livres drôles, face aux tristes « intellos de gauche » écrivant des « romans à thèse ». Que penser du bien-fondé de cette autopromotion ? — ces auteurs confondant souvent romans et discours violents. Je pense que Modiano a lu ces auteurs, bien réédités en « Le livre de poche ».

 

L’Art et la Contradiction. Et là, je suis amené à traiter de front une question qu’on rencontre fréquemment chez les écrivains, souvent les plus grands, c’est celui de la contradiction. Je crois que, tout à la fois, Modiano peut admirer chez ces écrivains le sens de la provocation et de l’écriture sarcastique — et, en même temps, réprouver absolument leurs discours idéologiques (mépris de classe, racisme). Ainsi Céline, ou Rabatet, ou Drieu la Rochelle, peuvent lui avoir appris l’efficacité des phrases-coups de poing ; en même temps Modiano peut réprouver leurs criminels errements antisémites et collaborationnistes. Mais un discours rationnel (comme celui que je tiens en ce moment) ne peut pas rendre justice à la puissance de la (grande) littérature qui peut fusionner les contraires. Modiano a lu les romans de Céline, de Drieu, et ceux des « Hussards », surtout Nimier. Il a lu les pamphlets de Céline et de Rebatet — et sans doute bien d’autres documents d’époques (journaux, magazines, brochures), l’écrivain est un enquêteur et un lecteur boulimique. Alors, il réagit, et il écrit.

 

La réaction du fils d’un « Juif errant » et d’une « aryenne blonde »

 

 


Puisque les pamphlétaires antisémites enragés ont écrit des textes pires que les déclarations de Pétain et du régime de Vichy — Puisque ces épouvantables pamphlétaires antisémites ont des admirateurs pour leurs romans — Alors celui qui vient après, le fils d’un Juif errant et d’une Aryenne blonde, allait leur montrer qu’il pouvait, littérairement, faire pire qu’eux, en mettant en scène un super-juif super-antisémite. Le héros-narrateur de La place de l’étoile, « Raphaël Schlemilovitch », est un fanatique des « racines françaises » (on a reconnu un thème modianesque) qui cherche à donner de lui-même la pire image du Juif caricaturé par les antisémites. Il a donc besoin de vivre plusieurs vies — il meurt trois fois, je crois, au cours du roman. Schlemilovitch bascule perpétuellement du sublime au grotesque, du lyrisme au récit le plus noir — et il se déplace simultanément dans des époques différentes, après la guerre et pendant la guerre, comme on peut le supposer dans les lignes suivantes où le lecteur est invité à admirer l’inventivité permanente de cette écriture :

 

« Tania me chante la Prière pour les morts d’Auschwitz. Elle me réveille en pleine nuit et me montre le numéro matricule indélébile qu’elle porte à l’épaule. « Regardez ce qu’ils m’ont fait, Raphaël, regardez ! » Elle titube jusqu’à la fenêtre. Sur les quais du Rhône, des bataillons noirs défilent et se groupent devant l’hôtel avec une admirable discipline. « Regardez bien tous ces S.S., Raphaël ! […] La Gestapo, Raphaël ! […] Ils nous cherchent ! Ils vont nous reconduire au bercail ! » […]

Un matin, profitant de mon absence, Tania se tranche les veines. Pourtant je cache avec soin les lames de rasoir. J’éprouve en effet un curieux vertige quand mon regard rencontre ces petits objets métalliques : j’ai envie de les avaler. »

 

Modiano a toujours su raconter beaucoup de choses en peu de lignes, mais on voit qu’à ses débuts, c’est sur le mode noir, avec un ton sarcastique et des jeux temporels qui peuvent être des hallucinations — il faut se rappeler qu’il a écrit ce livre (lui qui ne faisait pas d’études supérieures) entre ses 21 et 22 ans. Le lecteur de ce roman doit accepter les provocations d’un jeune écrivain qui est lui-même soumis à ses propres contradictions, mais c’est en elles qu’il trouve la force paradoxale et les images heurtées qui lui servent à écrire un livre qui se lit comme une suite de séquences noires et burlesques. Il est clair que ce livre exige du lecteur une certaine attention : pour ne pas se perdre dans un récit qui bifurque constamment, pour interpréter les énormes provocations auxquelles se livre le héros-narrateur, pour se repérer dans les sous-entendus historiques, ou dans le panorama littéraire auquel se réfère l’auteur — l’ironie la plus féroce s’y mêle à de grandes admirations. La récompense du lecteur est elle-aussi multiple : il y a la puissance de choc percutant et de verve permanente — il y a la violence toujours très forte, que ce soit dans la rage tragique ou dans la drôlerie sarcastique — il y a le plaisir d’assister à ce pugilat où un combattant s’en prend de front avec des traditions politico-littéraires qui nous rendaient perplexes. Les références politiques et culturelles de Modiano sont innombrables, je vais me limiter aux essentielles.

 

Bifurcations — «  Le 16 juillet 1942, Gérard avait fait monter Schlemilovitch père dans une traction noire »

 

Le roman est une suite zigzagante de récits qui s’enchaînent et qui bifurquent. Ces histoires ne respectent rien : ni la chronologie qui subit les pires sévices, ni la bienséance ou le bon goût, et surtout pas la logique rationnelle. L’écrivain-Modiano a décidé d’écrire un roman qui mettra en scène des situations pires que celles que décrivent les pires pamphlets anti-sémites. « Raphaël Schlemilovitch » sera un Juif antisémite travaillant pour la Gestapo, puis un pratiquant actif de la « traite des blanches ». Il sera ainsi à la hauteur des légendes urbaines — le roman anticipe d’un an la plus célèbre d’entre elles : la « rumeur d’Orléans » ! Et oui ! Un « Juif antisémite » se doit de commettre tous les crimes sortis des cerveaux délirants des pires antisémitesc’est logique ! enfin, c’est dans la logique de ces récits hallucinés. Raphaël Schlemilovitch se doit d’être un fanatique des « racines françaises », un lecteur de l’anti-moderne Joseph de Maistre et de l’épouvantable plumitif antisémite Édouard Drumont. Ainsi il choisit d’être le disciple et l’homme de main du vieux professeur « Adrien Debigorre » qui sort tout droit des poubelles de la collaboration et du cabinet d’un romancier maurassien et ministre de Pétain qui l’avait surnommé « la gestapette ». Puis ce moderne picaro devient l’invité de l’abbé Perrache, prêtre catholique que le héros-narrateur ne trouve pas assez fanatique — mais le prêtre a une jolie nièce.

 

 

« Schlemilovitch » est aussi le camarade de combat du jeune « Jean-François des Essarts » — bref, le « Hussard » Roger Nimier, … qui est mort en 1962 : Modiano avait 17 ans et il ne l’a sûrement pas beaucoup connu dans la vie réelle … Des Essarts est fasciné par les écrivains de l’enracinement des vieilles provinces françaises et il se convertit au judaïsme pour mieux se voir de l’extérieur — et ainsi mieux s’admirer ! Le héros-narrateur effectue enfin un inédit (et très perturbant) itinéraire de Paris à Jérusalem qui donne l’impression de se dérouler dans les caves glauques de la rue Lauriston… Mais j’arrête ce pseudo-résumé qui pourrait donner l’impression d’un roman-reconstitution historique, alors qu’on lit une suite de sketches burlesques, très inventifs, marqués par une (très volontaire et très extrême) mauvaise foi, n’ayant peur ni des gags absurdes, ni du retournement absolu — les crimes imaginaires de ces Juifs hyper-juifs et hyper-antisémites sont aussi des vengeances pour les massacres qu’ils subissent, eux, depuis des siècles. Le jeune romancier n’hésite pas devant les scènes osées, ou gore. Tout cela étant impossible à décrire, je me risque à donner un exemple — quand « Schlemilovitch fils » est lancé dans une opération de séduction (très intéressée) d’une grande dame française, « la marquise Véronique de Fougeire-Jusquiames qui descend d’Aliénor d’Aquitaine » :

 

« Le reste du temps, mon père s’efforçait de lier plus ample connaissance avec Gérard.

– Mon chauffeur jouit d’une excellente réputation dans le milieu, lui confia Véronique. Les truands le surnomment Pompes Funèbres ou bien Gérard le Gestapiste. Gérard appartenait à la bande de la rue Lauriston. Il était le secrétaire de feu mon père, son âme damnée…

Son père à lui connaissait aussi Gérard le Gestapiste. Il en avait parlé pendant leur séjour à Bordeaux. Le 16 juillet 1942, Gérard avait fait monter Schlemilovitch père dans une traction noire : « Que dirais-tu d’une vérification d’identité rue Lauriston et d’un petit tour à Drancy ? » Schlemilovitch fils avait oublié par quel miracle Schlemilovitch Père s’arracha des mains de ce brave homme.

 

On retrouve l’incroyable densité narrative de Modiano qui fait et dit tant de choses en quelques lignes : le passage du présent au passé de la période de l’occupation — avec les crimes de la Gestapo française et les déportations des Juifs ; la récupération de ces hommes perdus issus du « milieu » par la vieille nomenklatura collaborationniste ; …

 

Une nuit tu quittas la marquise et surpris Gérard, accoudé contre la balustrade du perron.

– Vous aimez le clair de lune ? Le calme clair de lune triste et beau ? Romantique, Gérard ?

Il n’eut pas le temps de te répondre. Tu lui serras la gorge. Les vertèbres cervicales craquèrent modérément. Tu as le mauvais goût de t’acharner sur les cadavres. Tu découpas les oreilles au moyen d’une lame de rasoir Gillette extra-bleue. [Je censure la suite, elle se trouve p. 132-133 de l’édition en « Folio » de La place de l’étoile]

Avant d’enterrer Gérard, tu as pensé le faire empailler et l’expédier à ton pauvre père, mais tu ne te rappelais plus l’adresse de la Schlemilovitch Ltd., New York. »

 

… puis une séquence de vengeance digne d’un film d’horreur américain gore ; enfin le rappel du mystère de l’arrestation en « panier à salade » et au « dépôt » de son père en 1942 — et de sa suspecte libération, c’est l’affaire « Eddy Pagnon ». Le fils venge son père, certes, mais il nous fait aussi comprendre, qu’après guerre, ce père indigne disparaissait à l’étranger pour se livrer à ses utopiques affaires et ne s’occupaient pas de ses enfants. On devine pourquoi il serait illusoire de résumer ce livre : il est tout entier écrit avec ce rythme, avec la même invention narrative, avec les mêmes trouvailles verbales. Bref, un chef-d’œuvre littéraire d’une force qui étonne chez un jeune écrivain débutant. Après un tel livre, il est impossible de parler de la « gentillesse » de Modiano, ni de sa « petite musique ». C’est un écrivain puissant, qui sait trouver l’écriture nécessaire à son projet — on a beaucoup parlé de son art de suggérer entre les lignes , mais on voit que lorsqu’il veut massacrer à la tronçonneuse

 

Provocations — « Je lui proposais la création d’une Waffen S.S. juive ! »

 

… Modiano n’avait peur de rien, ce qui se comprend : il avait décidé de s’affronter aux pires pamphlétaires du XXe siècle en se mettant sur le même terrain qu’eux — la violence des propos tenus —, mais il s’imposait une contrainte supplémentaire : écrire une vraie littérature ambitieuse — et pas s’abandonner au laisser aller d’une dégoulinade de logorrhée bavarde. Or son roman met en scène un Juif antisémite qui est complice de la Gestapo pendant la guerre (mais à sa façon)…

 

« « Je faisais confiance à Abetz, me lamentai-je. Je lui proposais la création d’une Waffen S.S. juive ! D’une légion des volontaires juifs contre le bolchevisme, la L.V.J. ! Lui et Stülpnagel se sont dégonflés au dernier moment. Sous l’influence d’Heydrich sans doute! De ce juif immonde! Oui, Heydrich était juif, inutile de le cacher plus longtemps. Il ne tenait pas à partager avec ses frères de race le privilège de la Collabo ! » »

 

… et qui prostitue des jeunes filles de bonne famille après guerre — je résume à l’extrême ! Car déjà, entre ces deux époques, « Schlemilovitch » est mort trois fois… Modiano prenait donc des risques, et il frôlait souvent des frontières dangereuses, car il réglait des comptes, non pas politiques, mais historiques — et en même temps il était sensible à la façon d’écrire de Céline ou des « Hussards » qui avaient hérité de la tradition française de la fable avec commentaires qu’un narrateur plein de verve (et de cynisme) utilise pour poivrer ses polémiques. Par la suite — sans doute par étapes successives, même si officiellement la « nouvelle édition revue et corrigée » est datée de 1985 —, Modiano a supprimé de La place de l’étoile ce qu’il pensait ne plus pouvoir continuer à assumer : l’humour noir et l’exagération comiques peuvent être compris…

 

de travers, d’autant plus (je viens de le rappeler) que Patrick Modiano a une position ambiguë vis-à-vis de son père juif. Des années plus tard, le fils admettra que le père avait une tâche prioritaire pendant la guerre : survivre. Mais à 21 ans, je ne sais pas ce qu’il pensait réellement de son père juif qui faisait du marché noir — activité moralement condamnable, mais sans doute sa seule possible en ce temps-là —, et qui travaillait (peut-être) avec des trafiquants de la Gestapo française (« Gérard le gestapiste » chauffeur = Eddy Pagnon, le chauffeur de Chamberlin-Lafont ?). Enfin le fils est certainement furieux contre son père qui ne s’occupait de lui que pour l’expédier au loin, en pension ou à l’armée !

 

Une interprétation : quand le jeune Modiano met en scène des séquences antisémites, c’est peut-être dans le but se moquer cruellement de son père. Il invente un livre, Comment tuer votre père, écrit par André Breton et Jean-Paul Sartre (des experts). Il imagine une séquence décrivant des sketches burlesques à la façon des Marx Brothers, où « Schlemilovitch père et fils » sont des clowns du cirque Medrano jouant à de drôles de jeu — le père peut se déguiser en rabbin et le fils en tortionnaire nazi : « Schlemilovitch fils ne pense qu’à ridiculiser Schlémilovitch père ». Cette phrase, qu’on pouvait lire dans l’édition de 1968, a disparu aujourd’hui.

 

 

Les brûlures de l’histoire …

 

Le lecteur cherchera ce qui se cache derrière les multiples allusions politiques et historiques — au nazisme et au règne d’Hitler et de ses sbires — au régime de Vichy et au maréchal Pétain — au gouvernement de Pierre Laval et à la collaboration — à l’antisémitisme d’état et à la déportation des Juifs et des résistants — à l’occupation allemande par le régime nazi et au rôle de l’Abwehr, de la Gestapo et des officines gestapistes — au pillage de la France par l’Allemagne et par leurs complices trafiquants. Tout cela est présent dans la « Trilogie de l’occupation », mais dans le premier roman, c’est l’aspect culturel qui domine, à travers l’un des thèmes qui travaillent le plus l’auteur qui a toujours parlé de ses « problèmes d’identité » : les racines françaises.

 

Mais attention ! Modiano, né à côté de Paris, de père juif parisien, de mère flamande catholique, est baptisé catholique, et jusqu’à quinze ans il a été élevé le plus souvent dans des collèges privés où les vieilles traditions traditionnelles (catholiques) étaient beaucoup plus respectées que dans les écoles publiques, gratuites, laïques, obligatoires et républicaines, celles que fréquentait la grande majorité des enfants français. Bref, le jeune Patrick Modiano a été éduqué dans la plus stricte observances des racines françaises — il les connaît intimement !

 

et La farandole des racines françaises

 

Or Modiano (à cause de son enfance) a une obsession qu’il a fréquemment avouée, celle d’une absence d’identité : qui est-il ? Au lieu de se lamenter sur ses angoisses, il préfère mettre en scène avec sarcasme ce thème des « racines françaises » qui a été si prôné autrefois par un écrivain-homme politique dont la célébrité est inimaginable aujourd’hui, Maurice Barrès — Son livre le plus fameux, Les Déracinés, donne à Modiano l’occasion d’une variation provocante (« les déracinées ») que je laisse découvrir aux lecteurs… Le roman de Modiano déroule une farandole qui défile dans le livre, et dont l’extravagance peut faire peur aux lecteurs …  mais voilà : peut-être avez-vous (un peu) entendu parler de Frédéric Mistral (prix Nobel 1904), d’Alphonse Daudet ou d’Eugène Le Roy ? Ou même de Henri Béraud ?

Mais si vous ne savez pas qui sont Abel Bonnard (que Modiano appelle aussi « Bonheur »), Abel Hermant, René Boylesve, Édouard Rod, Marcel Prévost, Édouard Estaunié, Léon Cladel, Charles Le Goffic, Émile Guillaumin, Paul Arène,

 

… dites-vous que … moi guère plus ! — et Modiano ? Il a souvent vu leurs livres en soldes chez les bouquinistes, mais a-t-il réellement lus ces auteurs dévalorisés ? — ces écrivains, autrefois best-sellers, sont oubliés. Chez Modiano, ce sont des ombres chinoises qui participent à un son et lumière sur les racines provinciales françaises. Mais rien n’est simpliste dans ce domaine culturel où « Raphaël Schlemilovitch » avance, la tronçonneuse au poing, …

 

« Je vous remercie de l’intérêt que vous portez à notre famille ! J’ai même lu cette phrase charmante, inspirée sans doute par votre séjour au château : « C’était, ce Fougeire-Jusquiames, comme le cadre d’un roman, un paysage imaginaire … » Vous vous prenez pour Marcel Proust, Schlemilovitch ? C’est très grave : Vous n’allez tout de même pas gaspiller votre jeunesse en recopiant A la recherche du temps perdu ! Je vous préviens tout de suite que je ne suis pas la fée de votre enfance ! La Belle au Bois dormant ! La duchesse de Guermantes ! La femme-fleur ! Vous perdez votre temps ! Traitez moi donc comme [… je censure …] au lieu de baver sur mes titres de noblesse ! [… la suite, vous la trouverez dans les pages 129-130 de l’édition en « Folio »] »

 

… car Modiano fait aussi référence à de « grands écrivains » français qui magnifient la grande tradition artistique française, et là, Modiano peut mélanger l’admiration la plus vive et le flingage le plus sarcastique. Parfois le lecteur doit faire face à des devinettes : reconnaît-il ces allusions perfides, ces citations admiratives, ces gentils pastiches ou ces cruelles parodies prêtées…  

 

aux grands écrivains du XIXe siècle : Gérard de Nerval (« La Nuit sera noire et Blanche »), Verlaine (plus haut, aviez-vous reconnu « Le calme clair de lune triste et beau » ?), Rimbaud (qui n’a pas tout à fait écrit : « J’ai de mes ancêtres orientaux, l’oeil noir, le goût de l’exhibitionnisme et du faste ») — ou aux modernes : Léon Bloy (« Le Désespéré »), Charles Péguy et les bataillons des hussards noirs de la République, André Gide (« Famille, je vous hais »), Jean Giraudoux (qui n’a pas tout à fait écrit Schlemilovitch et le Limousin, …

 

 

ni Schlemilovitch au pays des femmes !), François Mauriac, Georges Bernanos,  André Breton, Louis Aragon (Le fils d’un préfet de police), Cocteau, René Clair (« Les Toits de Paris »), Emmanuel Berl (Modiano lui a fait subir un interrogatoire), Albert Camus, Gaston Gallimard — enfin, la star : « Jean-Paul Schweitzer de la Sarthe », c’est-à-dire Jean-Paul Sartre, ce fils d’un officier de marine français multicité : « Saint-Genêt, Comédien et martyr », « Qu’est-ce que la littérature », « Réflexions sur la question juive », « Le juif n’existe pas ». Etc. Etc.

 

Nous l’avons vu, son personnage de « Jean-François des Essarts », c’est Roger Nimier ; le romancier le fait mourir (c’est historique) d’un accident de voiture sur l’autoroute de l’Ouest, et « Schlemilovitch » emprunte son identité. Est-ce à la fois pour admettre une influence — dans la version de 1968, le personnage du roman meurt « dans son uniforme de hussard » ? Ou bien pour s’en débarrasser — car dans la version actuelle, on lit : « dans son uniforme de spahi ». C’est ce que permet la grande littérature : la fusion des contraires.

 

« Vous vous prenez pour Marcel Proust, Schlemilovitch ? C’est très grave ! »

 

« Raphaël Schlemilovitch » rend aussi hommage, avec un minimum d’ironie, à de grands auteurs et artistes juifs. Il nous rappelle le souvenir — parfois ils sont célèbres, parfois ils sont oubliés, parfois ils sont dans l’entre-deux — d’André Maurois, Daniel Halévy, Léon Brunschvicg, Edmond Fleg, Simone Weil, Julien Benda (« La Trahison des clercs »), du poète Henri Franck, des peintres Amadeo Modigliani (un lointain cousin de la famille des Modillano) et Soutine. Si le héros s’appelle « Raphaël Schlemilovitch » — en souvenir de « Peter Schlemihl (Pierre Schlémihl) », héros d’un des chefs-d’œuvre du romantisme allemand … 

 

c’est que « Schlemihl » signifie en yiddish « un type qui n’a pas de chance mais qui s’en accommode ». Or le personnage littéraire de Modiano ne s’accommode de rien et réagit à tout, dût-il être tué trois fois… Si son « Voyage en Orient » passe par l’Autriche, Salzbourg, Vienne et son Prater, c’est pour y croiser Mozart et Schubert, certes, mais aussi pour y rencontrer les grands esprits d’une époque où la bourgeoisie la plus cultivée du monde … 

 

 car on y pratiquait plus de langues que dans les très sélects salons du Boulevard Saint-Germain, là où Proust a perdu son temps pendant sa jeunesse snob —

 

se trouvait chez les Juifs de Vienne ou de Salzbourg (cela s’est achevé avec l’Anschluss de mars 1938) : Sigmund Freud, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal.

 

 

Mais il y a un autre défi, plus difficile à relever : Modiano sait qu’en écrivant un roman ambitieux qui n’a pas peur du burlesque, il va avoir à rivaliser avec quelques glorieux aînés, parmi eux l’antisémite Louis-Ferdinand Céline (on se rappelle les moqueries sur les titres : « Le Voyage de Bardamu » et « Les Enfances de Louis-Ferdinand »), mais aussi des grands créateurs juifs, Heinrich Heine, Charlie Chaplin, les Marx Brothers (le cinéma compte beaucoup pour Patrick Modiano), et surtout (surtout !) ces deux grands maîtres absolus, Franz Kafka et Marcel Proust. De même qu’on ne peut pas ignorer l’arrière-plan polémique contre les pamphlets, il faut bien voir que le jeune Modiano sait qu’il risque d’être écrasé par les hautes figures que sont l’auteur du Procès et de La Colonie pénitentiaire, et le créateur de ces figures devenues mythiques que Modiano traite comme des figures historiques : Charles Swann, Odette de Crécy, Palamède de Guermantes, baron de Charlus — ces personnages de Du côté de chez Swann et Sodome et Gomorrhe. Modiano a convoqué tant d’écrivains, abominables ou admirables, médiocres (nuls) ou géniaux — cela peut faire peur à un lecteur intimidé ! Il est clair que pour connaître intimement les « racines françaises », il n’est nul besoin d’avoir une généalogie comptant vingt-cinq générations de grands propriétaires tourangeaux ou d’aristocrates savoyards ! Mais il est nécessaire d’avoir lu, et bien lu, des écrivains — français, ou dont les traductions ont marqué la culture française. La demi-douzaine de livres que cite ce présent paragraphe mérite d’être lue en priorité.

 

 


Mais ne citer que des écrivains aussi célèbres que Proust, Céline ou Kafka, ce n’est pas très original. Or il y a un autre écrivain français, très admiré par les connoisseurs. Son nom apparaît peu dans nos modernes médias, mais Modiano le cite quand son héros multicarte décrit son enfance de superjuif, à la fois superapatride et superconnaisseur des « racines françaises » : Valery Larbaud. Ce fils d’un richissime propriétaire de sources (Vichy Saint-Yorre) et de stations balnéaires de Vichy  était un très grand bourgeois — « encore plus riche que (les riches bourgeois protestants) André Gide et Jean Schlumberger » disait-on, quand il est entré dans l’équipe de la N.R.F. ! Larbaud avait mené une vie cosmopolite en voyageant de la façon la plus luxueuse. Il s’est créé un double encore plus cosmopolite que lui-même, A. O Barnabooth ; il fut un grand traducteur, un grand préfacier, et il est l’auteur d’un beau roman qu’il faut lire, Fermina Marquez, certainement l’une des lectures qui ont fasciné Modiano qui a passé une grande partie de son enfance en pension : ce roman est une des rares réussites françaises dans un genre où les anglo-saxons sont les maîtres — la vie et les amours de tout jeunes gens pensionnaires dans un collège. Celui du roman de Larbaud abrite les héritiers de grandes fortunes venus du monde entier (surtout d’Amérique latine), ce qui ne simplifie pas leur vie sentimentale : ainsi qu’on le voit chez Patrick Modiano, « cosmopolitisme » et « racines » peuvent faire bon ménage !

 

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